"Mais chacun d’eux fut sans doute fasciné par la présence,
chez l’autre, de ce dont il croyait manquer."
Le Glacier
Je n’ai jamais douté de ma virilité ; mais j’ai toujours trouvé ma masculinité lacunaire.
Virilité ? C'est-à-dire l’intime conviction d’être un homme, de posséder la puissance d’un homme, et de pouvoir trouver mon épanouissement à travers cette condition.
La masculinité est une autre paire de manches. Je trouvais cet ensemble de comportements-là tellement au-delà de mes capacités que longtemps je voulais être une fille. Plutôt « j’aurais voulu » car la certitude d’être un homme excluait toute sortie de la virilité, ce lourd destin. Adopter des manières de fille – comme on adopte un enfant qui n’est pas de son sang – me donnait des moments de répit. Il ne s’agissait pas d’être efféminé, caractéristique qui consiste à surjouer la féminité, mais de m’adonner en secret à des activités qui correspondaient à la douceur, aux intérêts, aux fragilités, aux épanchements affectifs que j’attribuais aux femmes.
Je voyais cette tendance comme un secret honteux, mais essentiel à la survie. La nature d’homme, dans le contexte social de l’époque, semblait définie, exprimée, vécue à travers une panoplie d’attitudes, de gestes, d’expressions masculins. Comment survivre en tant que l’homme que j’étais, si je ne savais pas vivre comme les autres hommes ? Je menais une double vie.
Les rayonnages de la branche à Belfast de Woolworth’s (Prisunic version locale), compartimentés pour les différentes marchandises, formaient des rectangles, chacun enfermant une vendeuse. Rien n’était emballé. Chaque fois que c’était possible je faisais le tour des jouets, sifflets, martinets, voitures miniatures, jeux, automates rudimentaires à remonter avec une clef, vêtements de poupées, ustensiles de cuisine miniatures. Mon argent de poche (sixpence de mes parents, threepence de ma grand’mère) ne permettait que de menus achats.
Un jour j’ai découvert une nouvelle livraison, un gros tas de minuscules bébés en plastique dur, moins de trois centimètres de long. Ils donnaient forme à une envie restée floue jusqu’alors. J’en ai demandé deux à la vendeuse. Je les ai payés. Qu’est-ce qu’elle a dû penser, un garçon qui achetait des articles de fille ? Je les convoitais tant que j’ai couru le risque d’un regard interrogateur.
Je les ai mis dans ma poche, je suis rentré chez moi, je suis monté dans ma chambre et je les ai enfermés dans un tiroir de commode pour lequel j’avais la clef. Personne, mais alors personne, ne devait les voir.
Quand j’ai pu, sans risque d’intrusion, je les ai sortis et regardés avec une satisfaction qui était plutôt un assouvissement.
Sans doute à cause d’un recours à deux moules différents, l’un avait un visage pointu, comme s’il grimaçait ; l’autre ressemblait, à mes yeux, à un chérubin.
J’en ai fait les personnages d’un jeu. J’étais trop grand pour cela, mais je les promenais par terre, sur le lit, sur la commode. J’étais heureux.
A la première occasion je suis retourné au magasin et j’en ai acheté cinq autres. Je n’osais pas préciser lesquels, étant tributaire de la vendeuse qui les prenait dans le tas, mais souhaitais des chérubins. Trois l’étaient, deux arboraient un rictus. Deux jours plus tard j’en ai pris encore cinq (trois angelots, deux diablotins, c’était la loi du hasard).
Reclus dans ma chambre (mais que mon frère de trois ans mon aîné devait traverser pour atteindre la sienne, ce qui faisait que je n’étais tranquille que lorsqu’il s’absentait de la maison) je montais des histoires – ah ! des épopées grandioses riches en intrigues, rebondissements, pleines de romances, d’amours éperdues, de cérémonies et de fastes – où les bébés jouaient tous les rôles. J’ai choisi un des chérubins pour être la reine, et lui ai fabriqué une petite traîne, un triangle de tissu avec un trou au bout par lequel je passais sa tête, comme dans un poncho. Sur d’autres j’ai enroulé de la laine. En général, les renfrognés étaient les hommes de mes drames, les mignons étaient les femmes.
J’étais sûr que mes précautions éloignaient toute suspicion familiale. Mais mon frère et moi, qui maintenions une antipathie adolescente réciproque et ne nous adressions la parole que pour nous dire des choses désagréables, échangions un jour des piques, et il m’a lancé, devant ma mère : « Ce tiroir que tu fermes à clef, je sais ce que tu gardes dedans ! »
J’avais l’impression que ma peau était arrachée, que mes tempes se gonflaient, qu’un air brûlant me parcourait. Une fraction de seconde de réflexion m’a décidé : je ne pouvais dire « C’est pas vrai » qu’au risque – minime certes, mais je n’ai pas osé le prendre – de l’entendre dire que j’y cachais une ribambelle de petites poupées nues.
Il n’a pas insisté ; mais le souvenir de l’incident est resté cru, honteux. J’avais honte. Le secret me montrait que je ne ferais jamais l’affaire. Un homme devait être masculin.
J’ai compris plus tard, bien plus tard – en écrivant ici, tiens - que c’est dans la virilité que j’ai puisé la force de vivre cette mascarade secrète.
J’ai perdu naturellement mon goût pour ces jouets, mais les gardais dans le tiroir. Quand je suis parti de la maison, je les ai mis dans une pochette de tissu que m’avait donnée une cousine, et l’ai cachée à l’intérieur d’un trou laissé à côté d’un tuyau dans le mur en briques des toilettes de la cour.
Des années après j’y ai pensé, et ai vérifié lors d’une visite que la pochette s’y trouvait encore, le tissu à moitié pourri par l’humidité, mais les poupées aussi roses, aussi grincheuses, aussi radieuses que quand je les avais achetées. J’ai tout remis dans le trou.
La maison a été vidée et vendue. Ces petits témoins de ma honte attendent encore, je crois, d’être retrouvés.
La virilité ne m’a jamais fait faux bond, et c’est le jour où j’ai compris que je pouvais être masculin à ma guise, au lieu de me conformer aux règles inflexibles que j’avais imaginées, que j’ai commencé à sentir les ravissements de la condition masculine – et à mieux observer celle des femmes.
[25/11/19 : Des corrections et modifications mineures ont été apportées à ce texte.]
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimer« Pourquoi dites-vous la virilité ? », interrogeait malicieusement Jacques Prévert…
La question, évidemment, n’a pas de réponse ; mais elle a l’immense mérite de dire avec talent et humour que rien n’est simple, dans le domaine de la sexuation encore moins qu’ailleurs !
Aujourd’hui, le concept de genre est devenu une banalité dans la pensée contemporaine, et l’on commence à faire la part des choses, c’est-à-dire à ne confondre la destinée biologique, ni avec la conscience qu’un individu a de son appartenance à un sexe ou l’autre (ou aucun des deux, parfois), ni avec le rôle que la société attend de lui. Ces avancées théoriques ne facilitent pas forcément la tâche de devenir une femme ou un homme, et ne sont pas encore répandues, loin s’en faut, dans toutes les chaumières… Dans les magasins de jouets, ceux destinés aux filles ne se mélangent toujours pas à ceux des garçons…
Il y eut pourtant une époque, pas si lointaine, l’auteur en témoigne, où garçons et filles devaient se conformer de façon encore plus féroce aux normes sexuées que la famille, l’école, la société, leur imposaient. Chacun étant assigné à un sexe dès sa naissance dans le langage des autres, continuait à y être voué par ses vêtements, les soins donnés ou non à son apparence, ses jeux, sa façon d’utiliser son corps, les centres d’intérêt qu’on lui autorisait. Quelle solution avait le petit garçon brusquement pris du désir de posséder des poupons, la petite fille fascinée par un ballon de foot ? D’abord se taire pour échapper aux sarcasmes, tenter de se contraindre pour être conforme, mais après ?
Le petit garçon de cette histoire, lui, ne cède pas sur son désir. Il meurt d’envie de posséder ce jouet de fille, il l’achète, et le jouet lui permet d’intenses moments de constructions imaginaires. A une condition : que personne ne sache. Le secret est ambivalent : il s’accompagne de la honte, celle de ne pas être conforme, mais ouvre sur un monde de bonheur, d’épopées et d’amours éperdues. Pour ce petit garçon-là, manifestement, la honte n’a pas été la plus forte...Parfaitement conscient que le monde est partagé entre masculin et féminin, et que lui-même est censé se ranger d’un côté à l’exclusion de l’autre, il préfère pourtant ne pas renoncer complètement à ce qui lui paraît si séduisant de l’autre côté de la barrière. Et surtout, contraint à se cacher au regard d’autrui, il choisit de ne pas se mentir à lui-même.
S’il est capable, malgré son jeune âge, non d’une double vie, mais plutôt d’assumer cette part de féminité en lui, c’est qu’il est sûr de sa virilité. Le paradoxe n’est qu’apparent. Cette certitude-là lui permet sans doute de s’épargner une partie des angoisses qui accompagnent en général les transgressions. Elle permet à l’adulte qu’il est devenu d’être « masculin à [sa] guise », c’est-à-dire un homme que sa part féminine, loin de le diminuer, enrichit.