" Comment survivre en tant que l’homme que j’étais,
si je ne savais pas vivre comme les autres hommes ? "
si je ne savais pas vivre comme les autres hommes ? "
Le tiroir à clef
Il semble que le café d’après le déjeuner soit un jalon dans la journée : avant lui, on est dans une zone temporelle encore floue prolongeant la matinée, et après lui, on peut dire que l’après-midi a vraiment commencé... Il en était là de ses réflexions lorsque débuta un étrange phénomène.
« Encore un peu de café ? », voulut-il demander aimablement à son épouse, assise en face de lui dans le canapé où elle commençait à s’amollir sous l’effet d’une somnolence post-prandiale. Il interrompit son geste, la verseuse à la main. Quelque chose n’allait pas dans sa phrase, qui stoppa net l’endormissement de sa moitié. C’était une femme d’une nature heureuse : elle avait tendance à prendre les choses de la vie avec humour. Elle laissa échapper un petit rire : « qu’est-ce qui te prend de parler comme ça ? ».
Il sourit à son tour, formula sa demande une deuxième fois, mais dut se rendre à l’évidence. Il arrive que la langue fourche, mais pas deux fois de suite sur le même mot. Or, voilà qu’une seconde fois le mot « café », un mot aussi anodin qu’aisé à oraliser, avec ses deux syllabes vocaliques bien nettes, sonnait dans sa bouche comme un vocable étranger, venu d’une langue encline à faire se heurter les consonnes : un son ressemblant à « kfé », qui évoqua brièvement un breuvage amer et épais, siroté au soleil dans un paysage désolé.
Il ne voulut pas se rendre ridicule une troisième fois. Il désigna la cafetière d’un mouvement du menton, remplit la tasse de son épouse, qui le regarda les sourcils levés, puis la sienne. Quelque chose clochait, qu’il ne savait pas nommer.
La suite le confirma. Le lendemain, c’est le mot « journal » qui résista, comme si le « n » et le « l » de la syllabe finale refusaient d’être séparés, s’accrochaient l’un à l’autre dans un phonème imprononçable. Un autre jour, il ne parvint pas à désigner une casserole ; ensuite, ce fut un parapluie ; puis ces accidents d’élocution se multiplièrent , survinrent plusieurs fois par jour. Il butait sur des mots aussi innocents que « table », « barrer », « Guatemala », « fatiguant», « notamment »...Il lui fallut se rendre à l’évidence : les « a » lui restaient littéralement dans la gorge.
Il tenta dans un premier temps de donner le change : après tout, il suffisait de remplacer un mot pourvu d’un « a » par un synonyme n’en contenant pas. Le principe paraît aisé, son application est une tout autre affaire. Il avait entendu dire qu’un groupe d’écrivains s’amusaient à écrire des textes en s’imposant diverses contraintes, entre autres celle de ne pas utiliser telle ou telle lettre. Certains, disait-on, avaient même écrit des romans entiers de cette façon, témoignant ainsi de la richesse inouïe du lexique français. Outre que cela lui paraissait aussi héroïque qu’inutile, et qu’il ne se piquait nullement d’être écrivain, il saisissait pour la première fois qu’on ne parle pas comme on écrit, et que le choix des mots tracés sur la page demande un recul que l’on ne prend pas dans une conversation. A l’oral, les mots se précipitent, on n’a pas toujours le temps ni le désir de faire le tri, on n’a pas un dictionnaire sous la main. Ses propos étaient donc émaillés de mots incompréhensibles, comme si la disparition des « a », la première des voyelles que les bambins apprennent à reconnaître et à écrire, transformait les vocables familiers en des termes étrangers, plus proches du tchèque ou de l’islandais que des sonorités rassurantes de la langue maternelle.
Ses interlocuteurs commençaient à se demander s’il ne souffrait pas d’un début de démence sénile, ou s’il ne présentait pas les séquelles d’un accident vasculaire cérébral passé inaperçu.
Son épouse avait d’abord choisi d’en plaisanter : « heureusement que tu n’es pas prestidigitateur, tu te rends compte, comment ferais-tu pour dire « abracadabra » ? Et si tu étais un militant révolutionnaire, tu ne pourrais plus commencer tes harangues, pardon tes discours, par « camarades » ... ». Puis sa gaîté habituelle avait cédé le pas à une véritable inquiétude. Elle voyait bien que quelque chose d’inédit était venu bousculer la tranquillité de leur vie, et bien malgré elle, elle craignait que ce fût grave.
Elle prit les choses en main, et programma des rendez-vous avec le corps médical. Leur médecin généraliste les rassura, nulle affection neurologique ou vasculaire n’était à craindre, et conseilla, sans trop y croire, le recours à l’orthophonie. Il s’y plia pendant quelques semaines; les longs séjours dans une salle d’attente pleine d’enfants dyslexiques ou bègues lui sapaient le moral, et dans le cabinet il parvenait à prononcer les « a » sans aucune difficulté : c’était uniquement dans la pratique courante de la parole que le problème surgissait. Ils mirent donc fin aux séances, d’un commun accord. L’orthophoniste parla de consulter un psy, ce qu’il refusa énergiquement.
Il faisait un matin des courses en ville, et s’apprêtait à entrer dans sa boulangerie habituelle, où Dieu merci il était assez connu pour qu’on lui servît sa baguette sans qu’il ait besoin de la demander, quand une silhouette sombre en sortit : une femme voilée, à qui il tint courtoisement la porte. Elles étaient de plus en plus nombreuses dans le quartier depuis quelques années, mais il n’y prêtait guère attention. Le temps qu’ils se croisent sur le seuil, la femme le regarda, un regard aigu encadré par le tissu noir, et il ressentit un brusque vertige, qui faillit le projeter au sol.
Il a à peine vingt ans, et comme tous les garçons de son âge qui n’ont aucune raison de demander un sursis, il s’est retrouvé en Algérie, dans un pays dont il ignore tout, à faire une guerre qui n’est pas la sienne contre des gens qui ne lui ont rien fait. Il découvre une sorte d’enfer : la chaleur, la saleté, les ordres ineptes, la promiscuité, et surtout la peur, une trouille immense qui liquéfie les intestins et fait faire n’importe quoi, parce qu’on est trop jeune pour mourir et que la mort est présente partout. Un jour, après des kilomètres de piste dans un half-track déglingué, ils arrivent aux abords d’un douar perdu dans la poussière, près du djebel Debbarth. Une silhouette sombre s’avance vers le véhicule, une femme enveloppée d’une djellaba crasseuse, qui les interpelle dans une langue à laquelle ils ne comprennent rien. Quand elle est plus près, il voit ses yeux, un regard aigu encadré par le tissu noir, où il croit lire la haine et la supplication. Il hésite, mais pas le sous-lieutenant assis à ses côtés, qui abat la femme d’une rafale. Son corps roule jusqu’au bord de l’oued desséché qui n’apporte plus d’eau au village.
Son sentiment de solitude est effrayant. Les lettres de sa famille n’arrivent pas régulièrement, il ne partage pas grand-chose avec les autres appelés, aussi hagards que lui, obsédés par le souci de sauver leur peau, conscients de participer à une sale guerre, et encore moins avec les gradés. Quand on ne participe pas à des actes innommables, on crève d’ennui. Il est content de se retrouver un jour avec un garçon sympathique, avec qui il peut échanger autre chose que des plaisanteries ordurières. Dans des conditions aussi éloignées de la vie normale, les amitiés se construisent vite.
Son nouveau pote, Berthier, est un solide gars des Vosges, ahuri de se trouver là, qui ne s’habitue à rien, ni à tuer, ni à risquer à tout moment de sauter sur une mine. Le décor dans lequel ils évoluent l’accable : la chaleur sèche du jour, le froid glacial des nuits, lui sont aussi étrangers que les étendues de cailloux et de sable, parsemées de quelques touffes d’alfa, dans lesquelles ils crapahutent. Il ne comprend pas ce qu’il fait là, il ne comprend pas ce qu’on lui demande de faire, tout son être refuse les ordres qu’on lui aboie dans les oreilles, mais qu’il exécute quand même parce que sinon...
Le brigadier, un matin, demande des volontaires pour la corvée de bois. C’est la première fois qu’ils entendent cette expression, dont ils ignorent encore le sens. Ce ne sera, hélas, pas la dernière...Elle a peut-être réveillé chez Berthier le manque lancinant de ses forêts, l’odeur des grumes entassés au milieu des résineux, la nostalgie du vent des montagnes faisant chanter les sapins: il lève la main. Il monte avec l’adjudant dans le camion, les fellagas auxquels on a lié les mains dans le dos sont enfournés à l’arrière, ils prennent la route de El Aricha qui longe les barbelés, ils s’éloignent dans le raffut du half-track hors d’âge.
Berthier revient blanc comme un spectre. Le soir même, il se tire une balle dans la tête. Son seul copain...Il y avait autre chose que Berthier, avec son accent traînant de l’est, ne supportait pas : la langue arabe. « Il y a trop de « a » là-dedans », disait-il.
Quarante ans avaient passé. Il n’avait jamais parlé de l’Algérie à personne. Une chape d’amnésie avait peu à peu recouvert des souvenirs impossibles à mettre en mots. La vie avait continué, comme si de rien n’était. Mais quelque chose continuait à avancer sur des chemins secrets dont il ignorait l’existence, une chose qui venait de lui éclater à la figure, et qu’il allait devoir regarder en face.
J’ai appris que l’auteur a eu du mal à mettre au monde La voyelle manquante, et du mal à le lâcher une fois écrit. J’ai du mal à écrire ce « regard », plus précisément une réticence à commencer. Au moins cela m’a donné le temps de réfléchir davantage, entre autre aux raisons de cette difficulté.
RépondreSupprimerLa nouvelle montre la désintégration de la parole d’un homme, l’envahissement progressif par une incapacité à prononcer la voyelle « a ».
La difficulté est présentée presque avec légèreté, dans un contexte linguistique baroque. L’homme trouve sa parole trouée, déformée, et son dilemme est entouré, dans la narration, par des mots et tournures recherchées : « somnolence post-prandiale », « l’endormissement de sa moitié », « oraliser », « une langue encline à faire se heurter les consonnes ». Puis, au fur et à mesure que le drame s’intensifie, que l’homme est de plus en plus déstabilisé, la narration se calme, devient documentaire. L’homme n’est plus ridicule, il est pitoyable. Il s’étouffe : « les « a » lui restaient littéralement dans la gorge ».
Comme pour l’enfoncer encore, il apprend l’existence d’écrivains qui s’imposent délibérément de telles contraintes, le temps d’un livre, puis les laissent derrière eux, alors que lui est pris dans un engrenage irréversible.
Une rencontre fortuite avec une femme arabe déclenche « un brusque vertige », et la nouvelle bascule du présent au passé, et la narration du passé au présent. Cette partie du texte est en italique, penchée en avant, vers l’avenir qui sera le présent handicapé de l’homme.
Dans le retour au passé il se trouve dans un monde mortifère, où la parole ne sert qu’à aboyer des ordres ineptes et à raconter des plaisanteries ordurières. Mais il s’y fait un ami venu des forêts vosgiennes et qui, méprenant le sens, dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie, de la « corvée de bois », se porte volontaire pour la faire. Au retour de l’exécution des prisonniers qui se cache sous l’expression utilitaire, il se tue. L’homme perd son seul ami qui, soit dit en passant, n’aimait pas la langue arabe bourrée de « a ».
La nouvelle revient au présent pour conclure, raconté au temps passé. Le mutisme sélectif de l’homme s’explique : il y aurait une partie du syndrome de stress post-traumatique, mais chaque « a » raté est plutôt un signe du deuil réprimé qu’il lui reste à faire pour le camarade aimé et suicidé. Chaque fois qu’il ouvre la bouche, il évite ce qui heurtait son ami. Le « chemin secret » lui est révélé, il faudra le remonter.
Il reste la réticence de l’auteur et du critique. Viendrait-elle du sujet ? L’effondrement du langage, sa perte pour des raisons enfouies au-delà du raisonnement, rappellent que l’écriture implique des choix dont seulement certains sont conscients. L’incohérence guette, les trous d’éloquence peuvent béer. La nouvelle raconte le danger dans lequel se met celui qui ose écrire.