« …une revanche sur la peur de vivre »
Etre et ne pas être
Christine déverrouilla le rideau métallique du magasin et ouvrit la porte. La journée allait être difficile. Elle avait très mal dormi, son café du matin avait eu un goût de peur et de fatigue. La veille, son médecin ne lui avait pas caché la vérité : l’opération était urgente, et devrait être suivie d’un protocole impossible à prévoir pour le moment. Radiothérapie, chimio, l’une ou l’autre ou les deux, on ne pourrait le lui dire qu’après l’intervention. Cet avenir médicalisé, dont l’issue était peut-être incertaine, ouvrait un gouffre sous ses pieds. Elle avait toujours considéré son corps, dont elle était à peu près satisfaite et qui ne l’avait jamais importunée, comme un partenaire de vie solide, sur lequel elle pouvait compter ; et voilà qu’il la trahissait, sans prévenir, qu’on lui apprenait l’existence d’une tumeur sournoise, qui n’avait même pas eu la franchise de la rendre malade et continuait son travail de sape en douce, à son insu…Comment allait-elle faire avec le magasin ? Et comment parler de tout ça avec Eric, lui qui s’angoissait pour si peu de chose ? Malheureuse et désemparée, elle ne savait par quoi commencer, devinant que toute son énergie allait être mobilisée dans cette aventure, et qu’elle ne devrait pas flancher. En refermant la porte d’entrée du magasin derrière elle, elle vit quelques passants traverser la place, et se surprit à les envier : ils marchaient si tranquillement, en bonne santé... Elle se demanda avec accablement si elle aurait désormais ce genre de pensée chaque fois qu’elle croiserait un inconnu, et passa en soupirant derrière la banque d’accueil. Dans une demi-heure, il faudrait ouvrir, être aimable, efficace, comme si de rien n’était.
Cette journée de juillet s’annonçait torride. Dans un pressing, c’était encore moins supportable qu’ailleurs…Et c’était justement cette période que la plupart des gens, sûrs que maintenant l’été était bien là, choisissaient pour faire nettoyer leurs couettes d’hiver. Des dizaines s’alignaient sur les rayonnages autour d’elle, de gros cylindres blancs et moelleux, enveloppés de plastique transparent: le seul fait de contempler leur capitonnage dodu lui donnait encore plus chaud. Christine n’aimait pas le moment où un client venait récupérer la sienne : elles se ressemblaient toutes, on ne pouvait les identifier que par le numéro imprimé sur une étiquette illisible de loin, il fallait donc les passer en revue une par une, parfois se hisser sur un escabeau quand on n’avait rien trouvé dans la rangée du bas, avant de tomber enfin sur la bonne, et descendre le paquet volumineux sans voir ses pieds, au risque d’une maladresse ou d’une chute. L’épreuve que constituait cette succession de gestes par une température pareille, lui semblait aujourd’hui insurmontable…
Marion gara sa voiture et regarda sa montre. Elle avait le temps d’aller récupérer sa couette au pressing avant de partir au travail. Enfin, au travail…Le mot était venu par habitude. Depuis huit jours, l’ensemble du personnel était en grève. L’année dernière, des rumeurs avaient circulé : la fermeture menaçait, ou alors un plan social qui allait jeter la moitié des employés à la rue. Il y avait eu des réunions, des assemblées générales, où des gens qui semblaient compétents tenaient des propos que Marion ne comprenait pas toujours. Il lui semblait que les choses auraient dû être plus simples, que la boîte tournait, qu’il y avait des commandes. Finalement, patrons et employés avaient trouvé un accord, qui n’avait pas fait l’unanimité : les salariés s’engageaient à travailler une heure de plus par semaine, leur fiche de paie l’ignorerait, bien sûr, mais il fallait sauver l’entreprise, disaient les cadres avec des tremolos dans la voix…Marion avait voté pour : tout, plutôt que de perdre son emploi. Elle avait une famille, des enfants encore jeunes, une maison qu’il faudrait encore payer pendant dix ans. Les choses s’étaient calmées, le travail avait repris son cours, jusqu’à la semaine dernière, où on leur avait annoncé que finalement, les temps étaient durs, la rentabilité encore insuffisante, on allait délocaliser, ne pas remplacer les départs en retraite, et devoir licencier au moins une cinquantaine de salariés. Alors la colère avait éclaté, cette fois tout le monde avait été d’accord : on se mettrait en grève et on occuperait l’entreprise. Marion n’était pas dupe : comme les autres, elle avait été réconfortée par la solidarité qui avait brusquement rassemblé tous les collègues, connus et inconnus, les cafés partagés le matin, les discussions sans fin dans l’atelier privé du bruit des machines, les services qu’on se rendait. Mais elle n’avait pas d’illusions, elle savait que ce n’était là qu’un baroud d’honneur, et que demain, ou dans un mois, s’ils tenaient jusque là, ils ne seraient pas les plus forts. Ils seraient vaincus, trahis, roulés dans la farine. Ce qu’elle deviendrait alors, elle n’en savait rien. Elle n’avait pas de diplôme, juste son expérience au service de la même entreprise pendant vingt ans, une entreprise qui allait la jeter comme un objet devenu inutile, et les usines n’étaient pas nombreuses dans la région… Son mari ne gagnait pas des mille et des cents, il allait falloir se serrer la ceinture, renoncer à des tas de choses. Peut-être, songea-t-elle, faire nettoyer une couette au pressing deviendrait un luxe au-dessus de nos moyens…
Elle entra dans le magasin, s’efforça d’accompagner son bonjour d’un sourire, fut accueillie par une femme à l’air un peu absent, présenta son ticket. La femme y jeta un coup d’œil, soupira en pensant : « ça y est, ça commence, une couette … ». Elle s’empara de l’escabeau, se ravisa, après tout il ne serait peut-être pas utile, autant commencer par le rayon du bas, saisit le premier paquet devant elle : miracle, c’était la bonne ! A l’idée de ne pas avoir à effectuer la succession de gestes pénibles qu’elle avait anticipée, elle éprouva un tel soulagement qu’un rire sonore lui échappa. Un rire clair, incontrôlable, un rire de vraie joie, un rire venu du centre de son corps, d’une région infracassable d’elle-même, dont elle avait oublié jusqu’à l’existence ces derniers jours, un creuset façonné dès ses premières années, sans doute, où continuait à se générer son goût de vivre. Ce rire ouvrit une porte qui s’était refermée, sécréta une bulle de légèreté, d’indulgence, d’appétit pour le présent, qui gonfla en lui emplissant la poitrine. Ce fut comme si elle retrouvait du désir, de l’envie, comme si, après avoir erré, enlisée dans des marécages, elle venait de poser enfin le pied sur un sol ferme.
Marion, en entendant ce rire, sourit elle aussi, et leva un sourcil étonné. Christine lui expliqua joyeusement : « Je l’ai trouvée du premier coup, c’est bien la première fois ! », puis s’enquit : « vous êtes garée loin ? »
Marion avait rangé sa voiture machinalement et ne se rappelait plus à quel endroit. Elle jeta un coup d’œil à travers la vitrine : sa voiture était juste devant le magasin, et elle nota avec bonheur que l’ombre d’un marronnier la protégeait de la chaleur. « Non, juste devant » ; et elle sentit à ces mots qu’elle ne forçait plus son sourire, que ses mâchoires se détendaient, que les muscles de ses joues ne lui faisaient plus mal. « Non, je suis juste devant, à l’ombre », répéta-t-elle, étonnée de ce confort inespéré qui lui arrivait comme un cadeau. Elle n’aurait pas à parcourir des centaines de mètres sous le soleil, le plastique emballant la couette lui collant aux bras, avant de s’engouffrer dans une voiture surchauffée. Comme la vie était facile, parfois ! Et elles rirent à nouveau, ensemble cette fois. « C’est notre jour de chance, alors ! », dit Christine en lui tendant son paquet. Les deux femmes se saluèrent, et Marion sortit en serrant contre elle la couette volumineuse qui réchaufferait son prochain hiver. Car il y aurait d’autres saisons…
Des petites choses de la vie quotidienne,insoupçonnables et si quotidiennes...
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