22/07/2019

Le septième couvert

Denis Mahaffey

 « Son existence est maintenant inscrite dans un présent
immédiat,  celui des besoins vitaux à satisfaire ;
le passé a disparu dans sa mémoire trouée, le futur n’existe pas,
il sait seulement que tout ça ne pourra pas durer. »
Le miroir aux alouettes


Il était une fois une maison de paysan, devant un bosquet entouré de champs. Le matin les étourneaux quittaient bruyamment leurs arbres, et quand ils revenaient le soir il restait juste une demi-heure pour finir le travail de la ferme avant la tombée de la nuit.

Dans cette maison un Jeune Homme, grand mais trop jeune pour être un homme, arrivait toujours le dernier pour les repas et s’asseyait sur la chaise laissée vide en bout de table, devant un septième couvert. Les O’Donoghue, père, Mère, trois fils et une fille occupaient les autres places.

Le petit déjeuner était pris dans le silence, le père derrière son journal, les plus jeunes des enfants s’éveillant encore, la Mère remplissant les tasses de thé sucré au lait, coupant et distribuant des tranches de pain que chacun beurrait. Entre ces gestes et tâches elle regardait son assiette et fermait parfois les yeux, comme pour éloigner la lumière du jour.

A midi ils dînaient, se servant dans deux faitouts posés sur la table. L’un était rempli de grandes pommes de terre cuites à la vapeur, blanches, farineuses, se désintégrant sur la fourchette ; dans l’autre bol elles étaient plus petites, grasses, plus consistantes, se laissant empaler parfaitement. Tous buvaient un verre de babeurre. Le père fumait sa cigarette, la posant sur le bord de la table pour prendre une bouchée. La Mère ne touchait guère à son assiette, regardait les autres sans jamais croiser leur regard.

Le soir ils mangeaient du jambon ou des œufs à la coque et des tartines avec de la confiture, et buvaient du thé noir que le lait éclaircissait à peine. Fatigués et querelleurs, les enfants cherchaient à se faire disputer par leur Mère, mais elle ne réagissait pas, laissant au père le soin de crier, distribuer parfois des claques.

Le dimanche midi il y avait un rôti de bœuf ou du mouton avec des pommes de terre cuites au four, et le soir des sandwichs, le régal des enfants qui s’en bourraient la bouche jusqu’à dans les joues.

Le Jeune Homme ne parlait à personne, personne ne lui adressait la parole ni le regardait. Seule la Mère jetait un coup d’œil pour confirmer qu’il était présent, qu’il mangeait.

Avant le Jeune Homme, il y avait eu le commis, jeune comme lui, venu de la ville avec tout le bagout d’un citadin, pour aider à la récolte, payé sur un fonds d’aide aux jeunes asociaux. Il avait même amadoué le père en plaisantant sur les équipes de foot. Les enfants se battaient avec lui chaque soir, tous les corps enroulés par terre comme une pelote dont échappaient des bras, des jambes. Quand il riait ses yeux disparaissaient dans des plissements autour des orbites. Il semblait éclairé par une lumière qu’il apportait de la ville, crue et pressée.

Il faisait son travail à la va-vite, aimait surtout s’appuyer contre un mur dans la cour en fumant, comme s’il était avec une bande de copains. Il s’ennuyait à la ferme, mais son bon caractère lui fit gérer sa situation avec malice et humour. Il éclatait de rire, gloussait, ou souriait dans le vide.

A le voir la Mère sentait son cœur vibrer étrangement, atteint par une sensation rangée dans l’oubli. Elle ne lui parlait pas, mais elle veillait toujours à bien remplir son assiette à table. « Je suis gavé » disait-il parfois en refusant d’être resservi.

Il les quitta à la fin de la saison, trop heureux de retourner en ville et retrouver la foule, la circulation, le bruit.

Il laissa un vide que le quotidien remplit rapidement, sauf pour Kathleen, la Mère. Seule, elle le pleura ; avec les autres elle assuma un silence qui devint chaque jour plus lourd, jusqu’à l’éloigner de la vie de famille. Cette famille taiseuse ou querelleuse n’avait pas l’habitude d’observer ses membres, et remarqua seulement la présence de la Mère, sans considérer sa peine.

Le Jeune Homme arriva peu de temps après sans s’annoncer, imposant sa présence à chaque repas. A la différence de celui qu’il suivit, il était taciturne, réservé. Son visage était sombre, comme si une lumière avait été éteinte. Son regard était tourné vers l’intérieur, en un instinct de survie. Il y avait quelque chose d’indéfini en lui, comme s’il n’avait pas décidé qui il était, ce qu’il était.

Sa présence alourdissait l’ambiance, l’air même dans la maison, aggravait le silence et les éclats dans la famille. Le père et les enfants étaient presque inconscients de sa présence, ne faisaient aucune attention à lui.

En descendant un matin d’été quand les montagnes se drapaient de voiles de pluie, Kathleen trouva dans la cuisine un moineau, entré par la fente laissée ouverte en bas d’une fenêtre. Son vol saccadé le jeta contre le verre, puis dans les quatre coins de la pièce ; il tenta de se percher sur le mur, puis repartit vers la lumière du jour, s’écrasant inexplicablement contre l’air devenu granitique.

Kathleen ouvrit grand la fenêtre, mais l’oiseau était accroupi par terre, étourdi. Elle le prit dans les deux mains. Le passé devint le présent : un oiseau dans la maison, un jour de détresse, de peur, de honte, à la veille d’un voyage qui restait, dans sa tête, lié à la mort.

Un garçon à l’école avait annoncé qu’un oiseau ne pouvait voler que parce que les os étaient creux, mettant son poids en adéquation avec la portée des ailes. Les os de Kathleen s’alourdirent. Elle lutta pour résister, sentit ses jambes céder, se trouva agenouillée. « Je ne veux plus vivre comme ça » s’exclama-t-elle.

Elle se leva en titubant, posa sur le rebord de la fenêtre le corps du moineau avec sa cape de plumes mouchetées sur le dos et les ailes, qui ne couvrait pas sa poitrine gris-tourterelle.

Elle prépara le petit déjeuner, s’occupa du mari et des enfants, vit entrer le Jeune Homme. Il s’assit et, sans prendre une tranche de pain, ni tendre sa tasse à remplir, fit les gestes de mettre du beurre, leva sa tasse vide, puis alluma une cigarette invisible. Kathleen sentit l’odeur de la fumée comme un sirop acre dans ses narines. Pour la première fois depuis son arrivée elle scruta longuement le Jeune Homme.

Seule après les départs, elle rangea la maison et, s’écartant du régime quotidien, prépara un plat de sandwichs pour le dîner de midi, et laissa quelques mots sur un papier à côté. Elle monta dans la chambre. Elle ouvrit la penderie, ôta son chemisier et son pantalon et mit ses vêtements les plus sombres, une robe gris foncé à petits pois gris clair, un lainage noir. Elle enleva son alliance, l’enveloppa dans un mouchoir qu’elle mit au fond du tiroir. Dans le couloir en bas elle prit son manteau marron foncé et des chaussures noires.

Elle extirpa son vélo du tas enchevêtré sous un appentis, comme le nœud de corps joyeux de ses enfants et du commis se battant dans la maison. Elle pédala jusqu’à l’arrêt de bus et laissa le vélo derrière la haie.

Le car s’approcha de la ville de Ballinahill, en passant devant l’hôpital psychiatrique de Kreevagh, gros bloc de pierre autoritaire autour duquel tournaient toujours des oiseaux. Jeune, elle y avait été fille de salle, et avait connu, dix-sept ans plus tôt, une patiente qui parlait de tuer ses enfants et le futur bébé de Kathleen, pour les mettre « en sécurité ». Les enfants avaient été éloignés à temps ; Kathleen avait déjà prévu d’aller faire résoudre son dilemme à Ballinahill.

Les oiseaux tournaient toujours autour de la toiture. En y entrant au retour de Ballinahill Kathleen avait pris un autre corps de moineau dans ses mains. Il avait pénétré dans le bâtiment - signe avant-coureur de mort pour les anciens – et y avait péri, la tête affalée, les serres arrondies comme s’il s’était accroché désespérément à l’air.

A Ballinahill, dans ses habits de deuil, Kathleen remonta la rue dix-sept ans plus tard,, prit une ruelle à droite et arriva sur une place avec des bancs. Elle s’assit devant une maison au jardin propret et se laissa envahir, secouer, non pas par le souvenir de sa première arrivée ici – discrète, sur les instructions de la propriétaire – mais par le même effroi qui l’avait alors remplie. Derrière la nécessité elle avait eu un choix, et avait choisi la mort. Pour l’autre ; pour elle-même aussi, une mort enterrée à côté du quotidien.

Elle ferma les yeux. Elle sut, sans le voir, que le Jeune Homme s’était assis à ses côtés. Sa main agrippée au bord du banc, elle avança ses doigts en sa direction.

Elle ouvrit les yeux. Quelques moineaux devant le banc la regardèrent, dans l’espoir que, comme ceux qui avaient l’habitude de s’y asseoir, elle leur jetterait des bouts de casse-croûte.

Kathleen rentra à temps pour faire le souper, des œufs, de la salade, du pain, du thé. Elle ne mit pas de septième couvert. Le repas à peine commencé, elle se leva, prit la parole.

« Il y a longtemps un bébé a commencé, je veux dire, j’attendais un bébé, et je ne pouvais pas. Alors j’ai trouvé une femme pour m’aider, à Ballinahill. Elle a fait ce qu’il fallait. Le bébé n’est jamais né. Je ne peux pas dire plus. Je ne peux pas. Je ne sais pas le dire. »

Les enfants ne comprirent pas les mots, se regardèrent interrogateurs. Ils savaient depuis toujours qu’ils pouvaient compter sur leur Mère ; ils surent dorénavant que leur Mère comptait sur eux.

Son mari regarda la table, tendit le bras, comme s’il avançait dans le noir, et lui toucha l’épaule, puis les cheveux. Puis il tira sur sa cigarette, la reposa au bord de la table et se remit à manger.

Kathleen retournait à Ballinahill, non pas régulièrement mais selon un calendrier du cœur. Elle s’asseyait sur le banc et regardait voler les oiseaux. Quand les étourneaux passaient au dessus elle savait qu’elle avait une demi-heure pour arriver à l’arrêt de car avant la nuit.

Elle apportait des bouts de pain qu’elle écrasait et éparpillait. Les moineaux s’affairaient à ses pieds, sautillaient, piaillaient, se disputaient, picoraient. Deux ou trois fois dans les années qui suivirent il y eut un instant surprenant de silence, d’immobilité. Chaque fois, ce laps de temps correspondit à un long apaisement pour Kathleen. Puis les oiseaux reprirent leurs pépiements et frétillements.


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