« …des boîtes fermées jusqu’à sentir le moisi ou le moribond »
Un portrait inachevé
Il est à peine onze heures du matin, et déjà la chaleur écrase Hollywood Boulevard. Elle semble accroître l’excitation des touristes, suants et dénudés, qui arpentent le Walk of Fame : sur un trottoir, puis sur celui d’en face, ils parcourent cette portion de deux kilomètres arborant les deux mille six cent vingt-et-une étoiles au nom des célébrités que la ville de Los Angeles a voulu honorer. Là, tout est toc, bruit et tape à l’œil. Ce n’est pas ici que l’on côtoie le mythe créé par l’industrie du cinéma. Le vrai luxe se cache ailleurs, à l’extrémité ouest du boulevard, là où il redescend vers West Sunset, ou plus au nord, dans les lacets de Mulholland Drive qui surplombent la colline au célèbre panneau : mais les touristes y vont peu, ou alors y font seulement un passage en voiture à petite vitesse, pour longer des villas qu’ils imaginent somptueuses derrière les hauts murs et les caméras de surveillance. On le trouve aussi, plus voyant, au sud-ouest, dans les artères plantées d’arbres de Beverley, et dans les boutiques siglées de Rodeo Drive, où la moindre babiole coûte l’équivalent de deux mois de salaire des vendeuses.
Photo M.Besset |
Un jeune homme maquillé imite la moon walk de Michael Jackson devant un cercle de touristes qui s’exclament dans une dizaine de langues. Il s’arrête, la foule se disperse, il avale un coca, avant de renouveler sa prestation pour une nouvelle vague de passants. Les magasins de souvenirs regorgent de chalands et d’articles made in China : des mugs étoilés avec tous les prénoms possibles, des tee-shirts bariolés, des verres à bière, des carnets, des bijoux de pacotille certifiés authentiquement indiens, des voitures de police miniatures, des casquettes et des maillots de basketteurs, des globes transparents où une neige improbable tombe sur L.A., des stylos à bille pailletés…Tout est brillant, trop coloré, fabriqué dans des matériaux bon marché…Les sourires infatigables de Marilyn Monroe et Audrey Hepburn s’affichent partout, sur les posters et les torchons, les cartes postales et les trousses à maquillage, les tasses et les miroirs.
Il s’est écroulé contre une poubelle, et son dos meurtri y trouve un bref soulagement. Il ne sent plus depuis longtemps les odeurs nauséabondes que la chaleur accuse : ni celle de la benne à ordures chauffant au soleil, ni les effluves de crasse, de sueur et d’urine de son propre corps. Ses pieds lui font mal, et il a faim, ou soif, il ne sait plus. Il pose à ses pieds le gobelet usagé qu’il destine aux éventuelles aumônes des passants. Aujourd’hui, par cette chaleur, il n’espère pas grand-chose. Les passants marchent le nez sur les étoiles du trottoir, sautent de l’une à l’autre en poussant parfois de petits cris de joie ou d’étonnement : ils ne le voient pas. Quelques-uns font un écart, en se pinçant le nez, au moment de laisser tomber un emballage dans la poubelle : un brusque et temporaire sentiment de dignité humaine les empêche de jeter leurs déchets par-dessus le corps affaissé de cet homme à terre. Alors ils repartent vers d’autres étoiles, et vers une poubelle moins culpabilisante.
Des grappes de touristes entrent et sortent des centres commerciaux et des fast foods. Ils piochent dans des paquets de chips en marchant, boivent dans des gobelets de carton géants en regardant les artistes de rue. Les restaurants ne désemplissent pas, et ce sera ainsi jusque tard dans la nuit. Des milliers de hamburgers de belle taille disparaissent dans des milliers de bouches. La bière et les sodas coulent à flots. Des camions livrent des monceaux de nourriture industrielle aussitôt avalés. Il ne reste pas une table libre dans la moindre gargote. Les serveurs en baskets transportent des plateaux surchargés de verres et ne savent plus où donner de la tête. Des tonnes de détritus et de cartons gras sont jetées sans que quiconque se soucie de leur devenir. Manger et boire, consommer toujours plus, acheter et ingurgiter semblent devenus une urgence pour une population gavée. Les tee-shirts moulent des estomacs distendus. L’air sent l’oignon frit, l’essence et le bitume ramolli.
Il s’est endormi malgré la chaleur, le bruit et les odeurs. Sa tête est tombée sur sa poitrine. Une toux caverneuse, qui surgit par quintes épuisantes, ne parvient même plus à le réveiller. Il dort d’un sommeil qui ne repose pas, peuplé d’images effilochées de sa mère et de lieux qu’il a oubliés. Il n’est sans doute pas très vieux, il a sans doute vécu des jours meilleurs, mais les années de misère, de drogue et de mauvais alcool, les années de solitude et de peur, ont peu à peu effacé l’homme d’autrefois, et l’ont remplacé par cette loque puante et douloureuse qu’il est devenu. Il dort. Pendant qu’il dort, il n’a pas faim, ni soif, ni mal. Il ne sent rien. Son existence est maintenant inscrite dans un présent immédiat, celui des besoins vitaux à satisfaire ; le passé a disparu dans sa mémoire trouée, le futur n’existe pas, il sait seulement que tout ça ne pourra pas durer.
La circulation est incessante sur le boulevard : les bus rouges hop on- hop off où les touristes peinent à trouver une place, les Harley Davidson pétaradantes, les camions de livraison et de transport, les taxis jaunes électriques, les berlines anonymes dont les conducteurs cherchent désespérément une place où les garer. Presque tous les véhicules sont de marques asiatiques, témoignant ainsi qu’une époque glorieuse de l’économie américaine a pris fin. Parfois, une longue limousine aux vitres teintées glisse le long du trottoir, puis disparaît, après avoir fait éclore quelques vagues fantasmes dans les têtes des passants. Les touristes qui n’ont pas eu le temps de la photographier se consolent en tournant leur objectif vers eux, et en faisant leur propre portrait. Des Coréennes au teint de porcelaine, hiératiques sous leur parapluie pastel, prennent soudain d’impudiques poses de stars, l’appareil tendu au bout de la perche à selfie.
C’est un jogger très matinal qui découvre son corps le matin suivant. Il prévient les autorités ; le cadavre est emporté. Une flaque de vomi et d’urine souille l’étoile de Marilyn Monroe. Les employés chargés du nettoyage du trottoir y projettent leur jet d’eau. « Mourir couché sur Marilyn, il y a pire », sourit le plus âgé. L’autre, un gamin né à la fin du vingtième siècle, demande : « C’était qui, Marilyn ? ».
Un plan de tournage pour une nouvelle ? Ce qui pourrait sembler un choix bizarre de l’auteur prend son sens, démontre son opportunité, quand le lecteur apprend que l’histoire se situe à Hollywood !
RépondreSupprimerCe scénario de film propose des séquences documentaires, toujours une richesse quand elles font découvrir un milieu que le lecteur ne connaît pas, ou qu’elles font découvrir autrement, par les yeux de l’auteur, un monde qu’il croit connaître.
Ces séquences alternent – sans fondu-enchaîné, le montage s’articule par des coupes sèches – avec l’histoire des dernières heures d’un homme sans domicile fixe. L’agitation touristique de Hollywood Boulevard entoure sa fin solitaire.
Les séquences documentaires suivent une progression de plus en plus étouffante. D’abord, on survole les beaux quartiers riches et richissimes de la ville, en accentuant le contraste entre les nantis de l’industrie du cinéma et les spectateurs modestes qui ramassent, même pas les miettes qui tomberaient des tables de Mulholland Drive, mais des souvenirs de toc, et qui s’excitent des étoiles qui font office de stars sur les trottoirs.
Le paysage étant posé, l’homme apparaît, malade, sale, cherchant à s’abriter du soleil.
Le film (si facile d’utiliser le mot) retourne aux foules avides d’objets qui leur donneront l’impression, et aux autres la preuve, d’avoir atteint le cœur de la ville des rêves. Les marchandises sont bon marché, aux couleurs criardes, ne se rattachant à la réalité de Hollywood que par les inscriptions et images qu’elles portent. Sous la chaleur suintante, le ridicule ne tue pas : une « neige improbable » rafraîchit L.A. dans des boules de verre.
Entretemps, l’homme s’est effondré contre une poubelle, comme un déchet lui-même, dont les passants s’écartent pour éviter ses odeurs et - tout de même - de faire planer leurs déchets par-dessus son corps prostré.
On revient aux foules qui s’empiffrent d’une nourriture aussi abondante que malsaine : chips, hamburgers, sodas, avalés sans faim, sans appétit même, pour avoir la bouche pleine, pour se distraire en mastiquant, en avalant, de peur de devoir faire face au vide de la vie quotidienne.
L’homme s’assoupit, commence sa lente descente vers le vide de la mort. Même ses souvenirs s’effilochent. Il dort, et le sommeil le soulage de sa vie ratée, en attendant que la mort apporte une solution durable.
Le scénario fait que le moment de sa mort est caché par le grouillement automobile dans les rues. Cette séquence documentaire analyse les composantes de la circulation. Les véhicules tournent mais dans bien des cas le seul objectif des conducteurs est de s’arrêter et descendre. Rouler, rouler dans des voitures dont l’origine asiatique confirme le déclin du monde dans lequel elles circulent : la direction, le but, la raison s’estompent.
Dernière image : l’homme meurt inaperçu sur le trottoir, son cadavre étant découvert par un jogger : un icône du bien-être physique cossu croise un icône de la déchéance et de la misère. En mourant il a souillé la plaque représentant Marilyn Monroe sur laquelle il a succombé. Celle qui avait profité de la gloire et l’adoration apportées par le cinéma était morte comme lui, dans la déchéance humaine.
Il reste le titre. Ce qui se passe sur Hollywood Boulevard ne montre pas seulement un manque d’exigence dans ce que les touristes admirent, achètent et mangent, il constitue un piège : pour le capitalisme, il n’y a pas de profit négligeable. Exploiter les rêves et faire de l’argent : que cela détruise la capacité de poursuivre des rêves transcendants, peu importe aux exploiteurs.