« Emile (…) prend le parti de sortir en ayant soin de faire claquer bruyamment la porte. »
La Grève
Penché sur lui, un homme scrute le contenu de cette mer miniature : les algues qui ondulent effrontément ; les bancs de micro-poissons translucides se précipitant ici et là comme des recrues aux manœuvres, mais filmées en accéléré pour faire rire ; le sable du fond mêlé à des fragments de coquillages – brisés dans une rixe marine ?; des berniques, chapeaux de coolie qui ne se serreront qu’effarouchées par des attouchements ; les anémones de mer comme des seins voraces gorgés de sang. Un crabe se dépêche, sa démarche transversale quelque peu louche, comme un homme qui rase les murs en sortant au petit matin de chez sa maîtresse. La roche émergée est noire ; sous l’eau de cette mare résiduelle des micro-organismes ont eu le mauvais goût de la recouvrir d’un film bleu-ciel tapageur de piscine.
Il désapprouve et apprécie cette vision triviale, lève les yeux vers le ciel couleur fauve derrière quelques nuages égarés, évalue la chaleur, résultante de l’équation : soleil - brise de mer = température.
Il contemple la tête baissée de l’enfant, son dos rond, ses doigts qui s’approchent de la surface imperceptiblement frissonnante de l’eau.
L’homme tend la main pour toucher les cheveux coupés en bol qui se balancent au moindre mouvement de la tête, quand une porte claque avec une violence outrancière, sans faire pourtant le moindre bruit. Il sent seules la force et la soudaineté, dans un silence qui soudain l’étouffe. Il ne trouve pas d’air, essaie de l’arracher autour de lui en ouvrant grand la bouche. Il chancèle sur les rochers, tombe, les membres écartés.
Cela pourrait être extrême ; l’homme sait que c’est ultime. Il s’attend à une expérience de clarté extrême, ultime, qui résumera tout en un éclair. Au contraire, monte en lui un tumulte de sensations, chacune jouant des coudes pour se faire remarquer. La confusion l’accapare.
Une fureur le tord, une envie rageuse de faire mal, tuer, injurier, une revanche sur la peur de vivre. L’amour lui fait perdre la tête : désir qui se raidit, s’impose dans une jubilation impérieuse du corps ; tendresse fondante qui s’émerveille d’une peau, d’un trait de visage pour ce qu’ils révèlent de la personne aimée.
Il entend une foule de voix qui ne communiquent que pour démontrer l’incommunicabilité. « Voilà la pluie, c’est bon pour nos jardins », avec un sourire. Ou « Chacun travaille dans son coin, voyez-vous, sans voir l’ensemble », les sourcils froncés. Ou « Monsieur sème ! » dit la boulangère quand la monnaie tombe par terre. Ou « Tu m’aimes ? », la question posée sans envisager d’être convaincu par la réponse.
Il entend les autres voix qui, comme des pigeons voyageurs, sont les engagées de la communication. « Pas besoin d’analyser notre amitié plutôt particulière, inhabituelle », et l’analyse se poursuit. Ou « N’oublie pas qu’il s’agit de commémorer un sacrifice », pour dire la rigueur de la messe. Ou « Je ne veux pas m’ingérer, mais tu es si beau », l’ingérence pardonnée aussitôt pour sa discrétion. Ou « Seuls vos jugements vous empêchent de voir la vérité », pour décaper le cerveau qui pense, qui pense. Ou « Je t’aime », dit comme si c’était une main tendue.
A l’horizon, assombris devant la lumière, un diable, un ange, l’un sans cornes ni queue écailleuse ni pied fourchu, l’autre sans ailes ni auréole ni sourire béat. Pures émanations de l’esprit qui n’essaient même pas d’être convaincantes.
L’homme se voit derrière le garçonnet, se voit garçonnet devant l’homme. Il peut être l’un ou l’autre, l’un et l’autre. Il est lui. Il est autre.
Le garçonnet, accroupi, fixe la flaque. Oh ! l’océan qui s’étend de continent en continent. Oh ! les baies, les fjords, les bras de mer qui croquent dans la côte. Oh ! les pics rocheux qui surplombent ! Oh ! les poissons qui vont s’entretuer, la mer sera rouge de leur sang. Oh ! les profondeurs, et pourtant le fond lointain si clair. Oh ! il y nagera sans avoir pied, comme une anguille, comme un oiseau sur les flots. Oh ! il volera de vague en vague, il ne touchera jamais plus par terre !
C’est à ce moment-là que l’homme s’effondre. Il a été, il n’est plus.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerIl a été, il n’est plus…On ne peut faire plus concis pour dire une vie d’homme ! Ce que raconte ce texte se déroule entre le moment où l’homme tend la main pour toucher les cheveux du petit garçon, et celui où il s’effondre : quelques secondes, une seule peut-être, moins même ?
Et pourtant cette ultime et dérisoire fraction de temps est aussi peuplée que la flaque d’eau laissée par la mer contemplée par les deux personnages l’instant d’avant. Des souvenirs, des phrases, surgissant d’on on ne sait quel repli de la mémoire, des mots qui ont un jour été prononcés, par lui, par d’autres, des phrases qui ne veulent rien dire, des phrases qui disent le contraire de ce qu’elles annoncent, des mots menteurs, des mots vains, sauf peut-être ceux qui parlaient d’amour…Pourquoi ceux-là, et pas d’autres ?
Mais peut-être l’ultime seconde a-t-elle duré plus longtemps ? Peut-être les visions du mourant ont-elles déjà commencé lorsqu’il contemple la flaque d’eau marine ? Les drames, minuscules à une échelle humaine, qui s’y jouent sont peut-être des souvenirs d’événements de sa vie, que la confusion des derniers instants transforme comme le fait le rêve ? Ou des visions prémonitoires de ce qui l’attend ? Ce petit garçon, alors, c’est peut-être lui, celui qu’il était au début de son existence, il y a des dizaines d’années, durée dérisoire auprès de l’éternité qui l’attend. Le temps, brusquement distordu, a cessé d’être banalement linéaire.
Ces derniers moments, aussi éloignés de la réalité soient-ils, sont en tous cas conscients, l’homme sait qu’il meurt, il « sait que c’est ultime ». Il en ressent à peine de la surprise, seulement des sentiments abrasés, atténués, et presque un désir d’ailleurs.
Si seulement la mort pouvait être aussi rapide et paisible pour chacun d’entre nous ! Quelques instants flottants, la conscience aiguë qu’il y a eu l’amour, et le plongeon dans le néant…