« la bouche qui s’ouvre sans trouver de mots… »
Ça va la famille ?
De lourds nuages gris traversent le ciel au-dessus du jardin, le vent agite sans vergogne les tendres feuilles printanières. Pauline réchauffe ses mains autour de son bol de café. « Voilà un 1er mai bien automnal », songe-t-elle, et elle resserre sur son cou les pans de sa robe de chambre. Un 1er mai qui tombe un dimanche, ce n’est pas de chance pour les gens qui travaillent…Aussi est-elle surprise de voir Emile arriver à la table du petit déjeuner, dans son costume sombre, et cravaté jusqu’au menton. Son mari s’étonne: « Mais, ma chère, nous votons aujourd’hui… ».
C’est vrai, comment a-t-elle a pu oublier la date de ces élections législatives ! Elles ont alimenté quelques discussions à la table du dîner, et surtout fourni des prétextes à Emile pour participer à de nombreuses réunions publiques, prolongées par des soirées au café, exclusivement entre hommes. Car si Emile revendique des opinions de gauche et des idées progressistes, il reste un homme de son époque. Il se sentirait sans doute diminué d’être accompagné de son épouse lors de réunions politiques ; celle-ci, d’ailleurs, n’a pas un goût immodéré pour ces soirées où les hommes se lâchent, parlent fort, s’échauffent, dans des nuages de fumée et des relents d’alcool. Il lui semble qu’on pourrait parler de politique autrement, de façon plus courtoise, en s’écoutant sans s’insulter… Mais on ne lui demande pas son avis, et elle a vu plus d’une fois, lors de déjeuners ou de dîners, un des convives masculins s’excuser auprès de « ces dames », au moment où la politique s’invitait à table, du tour ennuyeux pour elles qu’allait prendre la conversation.
Or Pauline n’est nullement ennuyée par la politique. Elle en parle souvent avec ses amies, « ces dames » estimant que la politique les concerne au moins autant que leurs époux. Certaines de ses amies, peu nombreuses, ont un emploi : vendeuse, employée de bureau, fonctionnaire. Ce sont elles les plus enclines à sympathiser avec les militantes des droits des femmes, ces suffragettes qui réclament le droit de vote pour la moitié des citoyens que l’autre moitié semble considérer comme éternellement mineure. Pauline pense qu’elles ont raison, n’ose cependant pas le crier trop fort, les admire d’investir ainsi la place publique, ce qu’elle ne se sent pas assez hardie pour faire elle-même.
En tous cas, elle lit la presse, qu’Emile laisse sur la table du petit déjeuner avant de partir au bureau ; elle s’informe, elle comprend parfaitement l’enjeu des ces législatives qui pourraient bien voir arriver au pouvoir le Cartel des gauches qu’Emile appelle de ses vœux. Pourquoi donc ces messieurs seraient-ils plus aptes qu’elle à décider ce qui vaut mieux pour le pays ? Est-elle plus bête que, tiens, le fils Dubois, l’aîné de leurs voisins, ce bon à rien qui aura aujourd’hui le droit de passer par l’isoloir, alors qu’il ne sait sans doute ni pour qui ni pourquoi il vote ? Pauline, elle, a fait autrefois des études, elle a obtenu son brevet supérieur, et aurait pu devenir institutrice, mais Emile avait un salaire suffisant pour eux deux, puis les enfants l’ont occupée à plein temps. Alors, elle est restée au foyer…Parfois, au matin d’une journée dont les courses et la lessive seront les événements les plus marquants, elle envie les employées de la poste et les enseignantes, qui se rendent utiles, voient du monde, participent à la vie de la cité. Il n’y a maintenant plus rien à regretter : les garçons sont grands, ils ont réussi leurs études, Emile sera en retraite dans quelques années, la vie continuera sans trop de soucis. Tout de même, elle se demande parfois ce que vaut la sienne, une existence de seconde zone, dans l’ombre d’un mari, qui l’a sans doute chérie, mais jamais considérée comme son égale en tout. Oh, elle n’a rien à reprocher à Emile, qui l’a toujours traitée avec égard et affection, et n’a sans doute jamais imaginé que son épouse puisse avoir de pareilles pensées. Elle continue à l’aimer sincèrement, mais elle le trouve de plus en plus souvent, comment dire, un peu étroit d’esprit… On est en 1932, tout de même !
Depuis quelque temps, ce qu’elle a longtemps accepté avec indulgence chez son mari et ses amis, lui paraît beaucoup plus ridicule qu’attendrissant: ces assertions péremptoires, ces avis définitifs sur tout, cette manière de se hausser du col pour énoncer ce qui n’est à ses yeux que banalités et lieux communs…Comme ils se prennent au sérieux ! Ils croient donc à ce point-là que leur appartenance au genre masculin leur donne raison sur tout ?
Pauline sent qu’elle s’énerve toute seule. Elle finit son café, jette à nouveau un regard sur le jardin où le vent agite les branches du cerisier. Elle sait qu’aujourd’hui, jour d’élections, Emile va partir tôt pour le bureau de vote, pour « faire son devoir » dira-t-il solennellement, puis passera ensuite des heures avec l’un ou l’autre, à faire doctement des pronostics, jusqu’à la proclamation des résultats, qui sera prétexte à une nouvelle réunion masculine pour célébrer la victoire, ou se remonter le moral. Il fera un saut à la maison vers midi, se mettra les pieds sous la table, puis repartira, aussitôt le café avalé, vers ses sérieuses occupations d’homme, lui laissant sa serviette à plier, la table à débarrasser et la vaisselle à faire.
En Nouvelle-Zélande, qu’Emile considère comme un pays de sauvages, les femmes ont le droit de vote depuis la fin du siècle précédent. Les pays scandinaves, la Belgique, la Grande-Bretagne et tant d’autres nations ont franchi le pas lors des décennies écoulées. La France est-elle un pays d’arriérés ?
Aujourd’hui pourtant, Pauline ne se laisse pas abattre par le découragement : un sentiment nouveau, une détermination inédite et gaie, se fraie un chemin, l’emporte sur la résignation et lui inspire une idée. Un petit rire joyeux lui échappe.
Son mari pousse la porte à midi. La nouvelle assurance de Pauline la grise un peu, mais son cœur bat fort tout de même. Emile paraît très gai, tout excité par les discussions du matin, qui assurent que cette fois, c’est gagné… « Déjeunons au plus vite, dit-il, je dois être reparti avant deux heures ». Puis il s’avise que la table n’est pas mise, qu’il y traîne même encore les tasses du petit déjeuner, et que Pauline ne semble nullement s’en émouvoir. « Mais, ma chère, que se passe-t-il ? », bredouille-t-il sur un ton qui se veut courtois, mais où son épouse perçoit une certaine impatience.
« Il se passe, répond Pauline d’une traite en s’efforçant de ne pas trembler, que je n’ai pas voix au chapitre quant au destin du pays qui est le mien autant que le tien, que mon opinion n’est pas considérée comme aussi intéressante que la tienne, alors j’ai décidé de me mettre en grève des tâches auxquelles on me confine sans me demander mon avis. Je n’ai pas préparé le repas, et je ne le préparerai pas non plus ce soir. Il y a dans ma corbeille à ouvrage du raccommodage que j’avais prévu de faire aujourd’hui, il attendra demain. Et je vais inviter mes amies à agir de même, aujourd’hui et toutes les autres fois où le vote nous sera interdit ».
Emile, abasourdi, balbutie « Mais, ma chère… », fait un pas vers elle, deux vers la table, lève les bras au ciel, avance, recule, ne sait plus que dire, et prend le parti de sortir en ayant soin de faire claquer bruyamment la porte, pour marquer sa mauvaise humeur.
Cette révolution domestique entra dans la légende familiale, enjolivée au fil des années. Ce sont surtout les femmes, belles-filles puis petites-filles et arrière-petites-filles de Pauline et Emile, qui la racontèrent, et ne se privent pas de la raconter encore. Plus libérées que leur aïeule, elles ajoutent que la grève de Pauline ne s’exerça pas seulement sur la cuisine et le ménage... De son vivant, Emile en écoutait le récit sans rien dire, un sourire indéfinissable sur les lèvres. Il ne voulut jamais raconter comment il s’était nourri, durant tous ces dimanches d’élection. Car Pauline n’avait jamais cédé : plus jamais, pendant dix-sept ans, elle ne s’était mise aux fourneaux les jours de scrutin. Jusqu’aux élections municipales d’avril 1945, où les Françaises ayant obtenu le droit de vote l’année précédente, elle entra dans l’isoloir la tête haute, comme il sied à une citoyenne à part entière.
Denis Mahaffey écrit :
RépondreSupprimerUne lutte politique divise un couple, sans se déclarer un moment ouverte. Mari et femme restent polis, fidèles aux conventions de la bonne société à laquelle ils appartiennent. Il n’empêche que la femme mène une petite guérilla contre l’exclusivité que donne la société aux hommes, dès qu’il s’agit de légiférer.
La profondeur du préjudice d’Emile se révèle brusquement dans la remarque qui allume l’activisme (symbolique, n’exagérons pas) de Pauline : « Nous votons aujourd’hui. » « Nous » ? Et elle ?
En lisant ce récit auquel le style confère un parfum authentique du passé, par le monde qu’il évoque, la façon qu’ont les personnages de converser si courtoisement, il est tentant de renverser la situation : et si le mari Emile, agacé par la loquacité de sa femme Pauline et de ses amies au sujet de la cuisine qu’elles adorent faire, de leurs foyers dans lesquels elles investissent tant de créativité, de soins, réclamait le droit de s’en immiscer ? Pourquoi sa femme aurait-elle seule le droit d’interrompre l’après-midi d’été au jardin en partant s’occuper du dîner, le laissant comme un pantin sur son fauteuil de rotin ? Si elle riait comme d’un enfantillage s’il exprimait une préférence pour tel plat. « Mon ami, laissez-moi faire ; vous vous occuperez de le manger. » Emile la regarderait en train de balayer et d’épousseter, en se demandant pourquoi ces occupations manuelles lui seraient interdites comme s’il était trop frêle pour les accomplir.
Un dimanche, se trouvant face à des rognons en sauce, recette héritée de la mère de Pauline et qui promet chaque fois une digestion difficile pour Emile, il prétexterait une petite indisposition et se retirerait dans son fumoir. Le lendemain il expliquerait la vraie raison de son refus, et informerait Pauline que dorénavant il ne mangerait plus à la maison le dimanche jusqu’à ce qu’elle acceptât de partager le pouvoir qu’elle exerce sur la maison « où nous vivons ensemble, bon sang ! » (s’écrierait-il comme s’il était avec ses amis – il présenterait immédiatement ses excuses, car il aime réellement son épouse). Ainsi, chaque dimanche il refuserait de manger à la maison, du petit déjeuner qu’il prendrait dans un café du quartier au dîner dans un restaurant des Champs-Elysées. Plus que ça, le dimanche matin il traînerait dans la chambre jusqu’au départ de sa femme puis, d’un air rebelle, ferait le lit (que sa femme déferait aussitôt, sous prétexte qu’un homme serait incapable de plier les coins de draps, et que la literie serait par terre avant minuit.
Comment résoudre ce dilemme ? Emile n’irait pas au-delà de ces gestes dans la vie privée. Mais d’autres hommes s’organiseraient, feraient campagne et enfin ne laisseraient pas de choix aux femmes : partager la gestion des casseroles et de la machine à coudre avec leurs époux.
Pourquoi ce parallèle est inadéquat ? Partager le pouvoir de décision ne joue-t-il pas dans les deux sens ? La différence est d’échelle : décider qui fera la soupe du soir concerne la vie domestique, décider du budget de la défense est un choix national.
Une question plus intime : le geste digne de Lysistrate qu’attribuent les descendantes de Pauline à leur aïeule, en prétendant que sa grève s’étendait dans le domaine intime, aurait-il une contrepartie chez Emile, tournant le dos à sa femme le dimanche ? « J’ai mal à la tête » dirait-il.