« Nous sommes au seuil de l’adolescence »
La honte
Дιдασκαλος και μαθητής - Didaskalos kai mathitis (Maître et élève)
Faire revivre dans les mots un enseignant qui m’a marqué, décrire l’effet durable de l’expérience : une tâche d’écriture apparemment anodine ne nécessitant qu’un effort de mémoire et quelques recherches. J’allais voir !
James A. McC. Creighton, Master of Arts (Queen’s University of Belfast) a dû nous repérer aux cours de latin et, le Brevet (ou ce qui passait pour tel en Irlande du Nord) acquis, nous a proposé de débuter le grec ancien. Combien d’élèves avait-il démarchés ? Nous étions trois à accepter. Brian et Desmond étaient parmi mes meilleurs amis. Brian et moi étions en harmonie sur tout ; avec Desmond il y avait plus de dissonances, mais aussi une profonde amitié qui a duré jusqu’à l’âge adulte. Pendant trois ans de nos trois adolescences nous avons cheminé ensemble dans les arrière-salles et vestiaires où notre trio était relégué, découvrant les classiques, apprenant leurs histoires, leurs idées et leurs langues.
L’intensité, quand même, résidait pour nous dans les cours de grec. Là nous étions le plus exposés à la force de cet enseignant. Il est arrivé en classe le premier jour avec pour chacun quelques feuilles ronéotées à l’odeur capiteuse, le premier chapitre du cours de grammaire grecque qu’il écrivait au fur et à mesure, pour remplacer le manuel officiel inadéquat à ses yeux. Nous avons chacun reçu aussi un volume gros comme un colis de Noël, le dictionnaire grec-anglais Liddell & Scott, que nous allions rendre en fin de scolarité.
Creighton (je suis encore mal à l’aise à escamoter son titre de civilité, à la différence des impertinents le traitant de « Jimmy » dans la cour de récréation) était un personnage au lycée, professeur de lettres classiques, plus que cela classiciste ; mélomane, animateur du club de musique sur disques ; régisseur et scénographe du spectacle de théâtre annuel. Un jour il nous a montré ses plans pour le tableau de bord d’une voiture de sport.
Ce pâtre allait nous accompagner sur le chemin classique, mais en maniant, plus souvent qu’un bâton de berger, une cravache, car sa volonté de nous faire avancer était implacable. Même quand nous avions escaladé la montagne, par exemple, de l’ablatif absolu en latin, tournure qui permet de dissocier une proposition subordonnée de la syntaxe générale d’une phrase (« pax facta » - la paix étant faite, « mutatis mutandis » - ce qui devait être changé l’ayant été), nous n’avons pas pu faire une pause et nous familiariser avec cet acquis : non, il fallait tacler la construction suivante.
Il forçait le pas, mais il y avait moyen de le distraire : poser une question préalable sur la musique, qui devait être solidement préparée. « Monsieur, l’opéra comique est un genre qui mélange chant et dialogue ; pourtant, l’Opéra Comique de Paris produit des œuvres de pur chant. Comment l’expliquer ? » (J’ai oublié sa réponse, car je cherchais moins à savoir qu’à gagner du temps.)
La discipline n’étant pas en cause il était strict plus que sévère. Il pouvait dans des circonstances qu’il considérait exceptionnelles administrer une claque, mais ne se complaisait pas dans la brutalité, comme d’autres enseignants. J’étais sujet à des crises de fou rire. Pendant un cours, j’ai lâché quelques gloussements. « Vous devenez hystérique, Mahaffey. Si vous recommencez, je vous donne une gifle comme on doit faire dans ces cas. » Il s’est posté devant moi, se penchant pour n’être qu’à une vingtaine de centimètres de mon visage. Malgré l’effroi, j’ai senti des gloussements monter en moi comme une chaleur qui me consumait. Je tenais L’Iliade dans les mains et, en un geste désespéré de défense, je l’ai levé pour l’interposer entre nos deux visages. D’une main il a envoyé le livre dans un coin de la classe, puis il m’a giflé. La chaleur envahissante a disparu comme un animal effrayé ; seule ma joue brûlait.
Creighton était membre de l’Association Orbilienne pour les professeurs de latin (Orbilius étant le précepteur fouettard du poète latin Horace). Il a demandé à ses trois élèves de grec d’apprendre, répéter et jouer en latin, pour les membres assemblés, une version abrégée d’une comédie de Plaute, Le revenant. Desmond et moi nous étions les esclaves fourbes Grumion et Tranion, Brian un (faux) fantôme.
Et là, l’écriture cale. Ce retour-ci sur ce passé-là, loin d’être une promenade le long d’une allée pittoresque, promet de devenir une collecte de cailloux sur une piste rocheuse : certains sont par terre à ramasser ; d’autres sont à demi couverts à arracher avec les ongles ; d’autres sont enterrés en profondeur, et la terre doit être creusée, retournée pour les exposer à la lumière.
C'est-à-dire qu’il ne suffit guère d’aligner des anecdotes sur un ancien professeur. L’écriture éveille des sensations plaisantes ou déplaisantes, rouvre des boîtes fermées jusqu’à sentir le moisi ou le moribond. Que faire des aspects sensuels, des hésitations adolescentes, des réticences, de la honte par rapport au personnage ? Aimer, détester, être timide, languir, rager… Comment contenir cela dans quatre mille signes typographiques ?
A étudier l’hologramme qui s’est formé, j’ai découvert que mon professeur ressemblait à mon père, même taille, même corpulence, même présence physique. C’est encore un élément à faire hésiter la main qui le croque si lestement.
Retravaillerai-je ce filon ? Il promet des richesses, à l’écrivain comme peut-être aux lecteurs ; mais il faudra un engagement plus audacieux.
Mon professeur, mes camarades de classe ont repris un peu de vie à travers ce projet d’écriture. Mais James Creighton aurait plus de cent ans s’il vivait. Brian et Desmond sont tous les deux morts avant de vieillir, Brian d’une crise cardiaque, Desmond plus tard, mais usé par la vie avec un rein greffé.
James A. McC. Creighton, Master of Arts (Queen’s University of Belfast) a dû nous repérer aux cours de latin et, le Brevet (ou ce qui passait pour tel en Irlande du Nord) acquis, nous a proposé de débuter le grec ancien. Combien d’élèves avait-il démarchés ? Nous étions trois à accepter. Brian et Desmond étaient parmi mes meilleurs amis. Brian et moi étions en harmonie sur tout ; avec Desmond il y avait plus de dissonances, mais aussi une profonde amitié qui a duré jusqu’à l’âge adulte. Pendant trois ans de nos trois adolescences nous avons cheminé ensemble dans les arrière-salles et vestiaires où notre trio était relégué, découvrant les classiques, apprenant leurs histoires, leurs idées et leurs langues.
L’intensité, quand même, résidait pour nous dans les cours de grec. Là nous étions le plus exposés à la force de cet enseignant. Il est arrivé en classe le premier jour avec pour chacun quelques feuilles ronéotées à l’odeur capiteuse, le premier chapitre du cours de grammaire grecque qu’il écrivait au fur et à mesure, pour remplacer le manuel officiel inadéquat à ses yeux. Nous avons chacun reçu aussi un volume gros comme un colis de Noël, le dictionnaire grec-anglais Liddell & Scott, que nous allions rendre en fin de scolarité.
Creighton (je suis encore mal à l’aise à escamoter son titre de civilité, à la différence des impertinents le traitant de « Jimmy » dans la cour de récréation) était un personnage au lycée, professeur de lettres classiques, plus que cela classiciste ; mélomane, animateur du club de musique sur disques ; régisseur et scénographe du spectacle de théâtre annuel. Un jour il nous a montré ses plans pour le tableau de bord d’une voiture de sport.
Ce pâtre allait nous accompagner sur le chemin classique, mais en maniant, plus souvent qu’un bâton de berger, une cravache, car sa volonté de nous faire avancer était implacable. Même quand nous avions escaladé la montagne, par exemple, de l’ablatif absolu en latin, tournure qui permet de dissocier une proposition subordonnée de la syntaxe générale d’une phrase (« pax facta » - la paix étant faite, « mutatis mutandis » - ce qui devait être changé l’ayant été), nous n’avons pas pu faire une pause et nous familiariser avec cet acquis : non, il fallait tacler la construction suivante.
Il forçait le pas, mais il y avait moyen de le distraire : poser une question préalable sur la musique, qui devait être solidement préparée. « Monsieur, l’opéra comique est un genre qui mélange chant et dialogue ; pourtant, l’Opéra Comique de Paris produit des œuvres de pur chant. Comment l’expliquer ? » (J’ai oublié sa réponse, car je cherchais moins à savoir qu’à gagner du temps.)
La discipline n’étant pas en cause il était strict plus que sévère. Il pouvait dans des circonstances qu’il considérait exceptionnelles administrer une claque, mais ne se complaisait pas dans la brutalité, comme d’autres enseignants. J’étais sujet à des crises de fou rire. Pendant un cours, j’ai lâché quelques gloussements. « Vous devenez hystérique, Mahaffey. Si vous recommencez, je vous donne une gifle comme on doit faire dans ces cas. » Il s’est posté devant moi, se penchant pour n’être qu’à une vingtaine de centimètres de mon visage. Malgré l’effroi, j’ai senti des gloussements monter en moi comme une chaleur qui me consumait. Je tenais L’Iliade dans les mains et, en un geste désespéré de défense, je l’ai levé pour l’interposer entre nos deux visages. D’une main il a envoyé le livre dans un coin de la classe, puis il m’a giflé. La chaleur envahissante a disparu comme un animal effrayé ; seule ma joue brûlait.
Creighton était membre de l’Association Orbilienne pour les professeurs de latin (Orbilius étant le précepteur fouettard du poète latin Horace). Il a demandé à ses trois élèves de grec d’apprendre, répéter et jouer en latin, pour les membres assemblés, une version abrégée d’une comédie de Plaute, Le revenant. Desmond et moi nous étions les esclaves fourbes Grumion et Tranion, Brian un (faux) fantôme.
Et là, l’écriture cale. Ce retour-ci sur ce passé-là, loin d’être une promenade le long d’une allée pittoresque, promet de devenir une collecte de cailloux sur une piste rocheuse : certains sont par terre à ramasser ; d’autres sont à demi couverts à arracher avec les ongles ; d’autres sont enterrés en profondeur, et la terre doit être creusée, retournée pour les exposer à la lumière.
C'est-à-dire qu’il ne suffit guère d’aligner des anecdotes sur un ancien professeur. L’écriture éveille des sensations plaisantes ou déplaisantes, rouvre des boîtes fermées jusqu’à sentir le moisi ou le moribond. Que faire des aspects sensuels, des hésitations adolescentes, des réticences, de la honte par rapport au personnage ? Aimer, détester, être timide, languir, rager… Comment contenir cela dans quatre mille signes typographiques ?
A étudier l’hologramme qui s’est formé, j’ai découvert que mon professeur ressemblait à mon père, même taille, même corpulence, même présence physique. C’est encore un élément à faire hésiter la main qui le croque si lestement.
Retravaillerai-je ce filon ? Il promet des richesses, à l’écrivain comme peut-être aux lecteurs ; mais il faudra un engagement plus audacieux.
Mon professeur, mes camarades de classe ont repris un peu de vie à travers ce projet d’écriture. Mais James Creighton aurait plus de cent ans s’il vivait. Brian et Desmond sont tous les deux morts avant de vieillir, Brian d’une crise cardiaque, Desmond plus tard, mais usé par la vie avec un rein greffé.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerQui n’a pas le souvenir, attendri ou horrifié, d’un professeur de son enfance ? La mémoire l’a retenu parmi des dizaines d’autres pour sa compétence, sa méchanceté, son excentricité, son humanisme à tout crin, parfois seulement son physique peu commun : un trait de caractère amplifié par l’éloignement temporel, qui le distingue de la masse de tous ses collègues et en fait un personnage extraordinaire.
Celui dont l’auteur tente de dresser le portrait paraît aimable par son érudition et ses multiples talents, beaucoup moins par ses manières: à moins que dans ces années-là, en Irlande, la gifle fût acceptée comme méthode pédagogique…Ce lointain disciple d’Orbilius semble bien mal maîtriser quelques pulsions sadiques que la fonction enseignante, parmi d’autres, permet souvent de sublimer…
Les évocations des maîtres d’autrefois donnent souvent, dans la littérature, des récits empreints d’une nostalgie un peu mièvre, sûre de trouver un écho chez le lecteur. J’aime bien, dans ce texte, que l’évocation s’arrête avant d’en arriver là. Et qu’elle soit interrompue par l’intervention de l’auteur : le lecteur était embarqué au fin fond d’un lycée irlandais, à quelques décennies d’aujourd’hui, et le voilà brusquement ramené à la réalité du lieu et du moment présents, par l’auteur lui-même, qui semble brusquement vouloir dire : « eh, c’est juste une histoire que je vous raconte, et croyez-moi, ce n’est pas facile ! ». Il avoue ainsi indirectement que le « je » qui déroule ce récit, c’est lui…
Alors bien sûr, ce n’est pas facile…L’évocation de ce personnage pittoresque fait surgir aussi le souvenir des émois adolescents, l’image du père, la difficile construction de soi. Tout est lié, James Creighton est un élément parmi d’autres, une de ces rencontres, qui déterminent un certain rapport aux autres et une façon d’être au monde.
Mais une chose est sûre : si c’est l’auteur réel qui se cache (ou ne se cache pas) sous le « je » du récit, la lectrice et amie que je suis ne s’étonne pas, et se réjouit, de le voir, adolescent face à un professeur à la gifle facile, en proie au fou rire plutôt qu’à la terreur…