« …un regard est resté gravé »
Un regard
C’est une boîte cubique, en plastique noir, surmontée de la parabole argentée d’un flash surdimensionné: l’apparence de l’objet (on ignore alors le mot « design ») si différente de celle des appareils photo à soufflet d’avant-guerre utilisés jusqu’ici dans ma famille, me séduit d’emblée, et atténue dans l’instant la tristesse causée par mon départ imminent en colonie de vacances : j’aurai bientôt treize ans, et les lectures solitaires m’attirent maintenant davantage que les grands jeux collectifs dans les bois. Mon père a bien perçu cette désaffection, mais le séjour est réservé, et le bon air de la campagne me fera du bien, je suis si maigrichonne… Alors il a trouvé ce cadeau pour faire passer la pilule…Je lui en serai reconnaissante toute ma vie : il a ainsi entrouvert pour moi la porte du plaisir de regarder, de photographier, de composer une image, qui m’accompagne encore aujourd’hui. Je range soigneusement le petit Kodak dans mon bagage (je me rappelle encore le nom du modèle, un Brownie Starflash, qui s’est vendu comme des petits pains au début des années soixante), et pars consolée pour ces vacances collectives. Elles seront pour moi les dernières. Je n’ai aujourd’hui aucun souvenir, ni aucune trace, des photos que j’en ai prises.
En cette année 1961, les derniers mois de la guerre d’Algérie sont sanglants. Cette guerre qui ne dit pas son nom a commencé sept ans plus tôt: j’ai découvert sa présence à l’âge où l’on s’éveille à la conscience qu’un monde existe au-delà de son petit univers familial et scolaire. A mes yeux, elle est donc là depuis toujours, elle fait partie de ces réalités qu’on n’a pas choisies et avec lesquelles il faut bien composer. Mes parents, communistes engagés, militent pour l’indépendance de l’Algérie. Leurs conversations, dont nous ne sommes pas exclus, les gros titres lus à la une de L’humanité, les soupirs désolés lorsqu’on apprend que le fils d’un voisin, à l’âge du service militaire, va bientôt partir « là-bas », sont mon quotidien. Je suis une petite fille, et je vis dans un pays qui fait la guerre, de l’autre côté de la mer, à un peuple aspirant à la décolonisation et à l’indépendance : l’univers, tel que je le découvre et le comprends, est à la fois terrifiant et manichéen. Le militantisme de mes parents dresse un rempart contre la terreur : il simplifie le réel en permettant de distinguer clairement le bien du mal, et laisse de la place à l’espoir en prouvant qu’on peut choisir l’un contre l’autre.
La terreur me frôle tout de même de très près, parfois. L’O.A.S. récemment créée revendique un grand nombre de meurtres et d’attentats, des deux côtés de la Méditerranée. Pour la première fois, j’entends parler de « plastiquages ». Des personnalités, des groupements soutenant l’indépendance de l’Algérie, sont visés, et parmi eux, le parti communiste français. Ses militants se relaient pour que les locaux soient surveillés pendant la nuit : certains soirs, mon père quitte la maison, avec une thermos de café et une couverture, pour aller garder « la fédé ». Il n’évoque pas devant ses enfants ces nuits où il doit peu dormir, attentif au moindre bruit, sur un lit de fortune, dans un local inconfortable envahi par les brochures militantes et l’odeur de la machine à ronéoter. Il ne parle pas de la peur. Quand il est de retour le matin, les traits tirés mais le sourire rassurant, nous soupirons tous de soulagement. Mes parents ne sont pas des héros, ils ne sont pas des « porteurs de valises », seulement des combattants modestes qui risquent pourtant leur peau…Je suis fière d’eux, et pas du tout de mon pays, dont le gouvernement nous plonge dans de pareilles angoisses.
Lorsque je sors du cercle familial, je suis stupéfaite : les autres ne semblent pas habiter la même planète que nous. Au collège, mes camarades ne parlent jamais de ce qui se passe. La plupart ignorent ce qui fait la toile de fond de mes jours, ou s’en désintéressent. Leur jeune âge, les familles peu politisées où elles évoluent, la désinformation qui règne sur ce qu’on n’appelle pas une guerre, mais « les événements d’Algérie », le racisme ordinaire, sont sans doute des explications …Nous sommes au seuil de l’adolescence : la mode, les garçons, préoccupent davantage mes congénères que la politique. Il est beaucoup question d’un jeune chanteur blond qui casse tout, et horrifie les parents en chantant « Vingt-quatre mille baisers »…Il me laisse moi aussi toute chamboulée, d’ailleurs : je suis malgré tout une adolescente comme les autres.
Apprendre l’existence et l’état des bidonvilles de Nanterre et d’ailleurs, dans lesquels s’entassent les travailleurs algériens qu’on a été bien content d’embaucher dans les usines de la région parisienne, est un choc pour moi. Le 17 octobre, les Algériens manifestent dans Paris pour protester contre l’instauration d’un couvre-feu : la police française riposte avec des matraques et jette des dizaines de corps dans la Seine. Presque soixante ans après, on ne sait toujours pas l’entière vérité sur ces assassinats. La gamine que je suis est envahie par un sentiment nauséeux de dégoût et de révolte : puisque je suis française, ces crimes me rendent complice malgré moi d’un acte immonde. Bien plus tard, je comprendrai que cela s’appelle la honte.
Une amie de ma mère, épicière de son état, lui parle un jour d’une de ses clientes. Le mari de celle-ci se bat en Algérie, elle est seule avec trois enfants encore petits. Le mari lui demande leur photo, une photo qu’il pourra regarder, sans doute, dans les moments de découragement, pour se remonter le moral, ou au contraire pleurer de solitude. A l’époque, faute de posséder un appareil, on s’en va poser pour une photo de famille chez le photographe, et cela coûte un prix que cette femme n’a nullement les moyens de débourser. Ma mère propose aussitôt la solution : mon Brownie Kodak va reprendre du service.
Aujourd’hui, mon souvenir est flou : je crois me souvenir que cette famille était algérienne. Mais alors, de quel côté cet homme combattait-il ? Je ne sais plus, et je ne l’ai sans doute ni su ni demandé, à l’époque. Ce jour-là, je ne retiens qu’une chose : ces gens appartiennent à un peuple que mon pays massacre, et je peux faire quelque chose pour les aider, un petit geste minuscule qui ne me coûte rien, mais qui leur apportera un peu de réconfort. J’ai la conviction que c’est bien le moins que je puisse faire.
Je me rends avec ma mère dans un appartement sombre et humide du centre de notre ville de la banlieue rouge parisienne. Dans ces années-là, les logements insalubres sont légion ; il faudra encore attendre quelques années pour que leurs occupants soient relogés dans les HLM flambant neuf de la périphérie, où ils découvriront un luxe dont alors ils osent à peine rêver : une salle de bains, de la lumière, de l’espace. La mère et ses enfants, dans leurs plus beaux habits, se sont groupés dans un coin de la pièce, si obscure qu’il me faut employer le flash : quand je vais récupérer les tirages chez le photographe, quelques jours après, je suis contrariée parce qu’ils ont tous les cinq des yeux de lapins russes, mais personne ne semble le remarquer…La photo est envoyée aussitôt au soldat en Algérie, et le malaise qui m’oppressait se fait un peu moins lourd : ma honte a cédé un pouce de terrain, une infime partie de la dette est remboursée.
Ce récit autobiographique change constamment de perspective sur les événements qu’il raconte, reproduisant ainsi les priorités qui alternent dans le quotidien, surtout le quotidien adolescent.
RépondreSupprimerL’auteur commence par l’enthousiasme que pouvait avoir le consommateur – et surtout le jeune consommateur – devant l’arrivée de produits inédits, plus astucieux, mieux conçus, plus compacts, offrant de nouvelles fonctionnalités : pensez, un appareil photo qu’il n’était pas nécessaire d’ouvrir précautionneusement, et qui portait en permanence son propre flash comme un grand chapeau de star. Ah le bonheur de découvrir la photo, de devenir artiste-photographe pour compenser les courses enfantines dans les bois ! Ah le réconfort de l’amour paternel pour son enfant alors qu’elle quitte l’enfance.
Changement de sujet : la guerre d’Algérie, qui ne peut pas rester à l’arrière plan parce que ses parents se sont engagés contre cette agression colonialiste – certes plus à cause de leur adhérence à l’opposition communiste à la guerre qu’à la suite d’une réflexion personnelle.
L’auteur se tourne vers le désarroi d’une petite fille face à ce monde « manichéen et terrifiant », mais où sa stabilité est moins atteinte parce que l’engagement parental lui évite d’hésiter dans sa perception du bien et du mal : ses parents simplifient le jugement et, par la constance de leur lutte, maintiennent l’espoir de faire triompher le bien.
Voilà l’analyse du conflit. L’auteur se tourne vers l’angoisse d’une enfant consciente des dangers réels qui accompagnaient l’action de ses parents contre la guerre, amenant son père à défendre avec son corps la bonne cause.
L’angle du récit change à nouveau en évoquant le contraste entre les espoirs et les angoisses dans sa famille et l’insouciance de la majorité de sa génération. Elle rejoint pourtant – et l’auteur l’écrit avec compassion –le chamboulement sentimental provoqué par Johnny l’idole, blond, rebelle, avec ses baisers si nombreux qu’il n’est pas impossible de s’imaginer en recevoir un.
Le récit plonge ensuite le lecteur dans l’injustice des bidonvilles, puis l’horreur de la rafle, des corps algériens qui flottent dans la Seine. L’auteur rappelle le « sentiment nauséeux de dégoût et de révolte » qui la remplit à cause de son appartenance à la nation qui commet ces crimes.
Ce n’est que plus tard qu’elle identifie ce sentiment : la honte. Elle aurait pu sentir l’indignation ou la rage impuissante ; elle ressent l’émotion intime de la honte. Pourquoi pas la culpabilité, qui est le regret d’avoir commis un acte contraire à ses propres valeurs ? La honte est plus destructrice, car elle implique non pas une infraction mais la trahison de ces valeurs. C’est à la gloire de la jeunesse qu’elle ne distingue pas entre son propre sens de la justice et la générosité, et les valeurs qu’elle voudrait voir appliquées par la société. C’est comme si, par son appartenance nationale elle incarnait le mal. Les événements lui étaient extérieurs ; sa réaction les rapatriait dans sa conscience.
En conclusion, la noirceur est un peu atténuée par le geste qu’elle peut faire en ressortant cet objet du temps de son innocence : son appareil photo. Elle prend des photos qui rejoindront un autre père, appelé à mener la guerre en Algérie. Peu lui importe de quel côté il se bat : elle intervient pour donner du réconfort, et le geste soulage sa honte. Elle restaure la solidarité avec les infortunés.