16/03/2019

Ca va la famille ?

Denis Mahaffey



"Une telle expérience vous formate à jamais."
Pourquoi je n’ai pris aucune bonne résolution pour 2019



La jeune femme me rejoint dans l’obscurité, me prend le bras, sa main nichée dans l’angle que fait mon coude, et nous entrons en scène, sous l’éclairage éclatant d’une rangée de projecteurs.

Je vais me confronter à mon fils, mari de la femme à mon bras, au sujet de ses démêlés avec son propre fils, à mon avis très mal élevé. Il essaie de m’arrêter. Je persiste. « Arrête, Papa, s’il te plaît. Tais-toi. Tais-toi, je te dis. » Excédé, je vais plus loin. « Si tu m’avais parlé comme ton fils te parle, tu l’aurais regretté. » En disant ces derniers mots, je pince les lèvres et lève brusquement ma main droite, raide, apparemment prêt à lui mettre, tout adulte qu’il est, une gifle magistrale, à lui faire basculer la tête sur l’épaule.

Ses refus de répondre sont soudain emportés par un séisme d’exaspération. Il éructe ses souvenirs de l’enfance qu’il a vécue, écrasé par sa peur de moi, de ma rigidité, de mon obsession disciplinaire.

Il parle. Moi j’entame un lent effondrement intérieur qui se transmet à mon corps. Il se ramollit, j’ai les bras ballants, les jambes qui tremblent, les épaules qui s’arrondissent, le regard qui se perd, la bouche qui s’ouvre sans trouver de mots.

« J’aimerais tellement que mon fils puisse ressentir pour moi autre chose que ce que je peux ressentir moi pour toi. »

Je n’ai plus de recours. Les repères confortablement suffisants qui me soutiennent depuis toujours sont déracinés et jetés aux ordures par mon fils.

La jeune femme me prend l’avant-bras et le met à l’intérieur du sien, puis pose sa main doucement sur mon poignet, comme une infirmière qui accompagnerait un blessé de guerre. Nous quittons la scène, rentrons dans l’obscurité. Elle retire son bras, me quitte.

Cet accompagnement a lieu deux fois, aux deux représentations publiques de Ca va la famille ? Le spectacle, un montage de textes joué par les acteurs de la compagnie de l’Arcade rejoints par des gens de Soissons, est le point culminant d’un long projet sur la famille porté par cette compagnie. Virginie Deville est la belle-fille, Vincent Dussart le fils, et le texte fait partie de Cet enfant de Joël Pommerat.

Au-delà du contenu de la scène, jouée par deux acteurs de métier et un autre sans formation – et sans vocation – la séquence constitue un concentré du sens même du théâtre. Le passage initial de l’obscurité des coulisses à la lumière éblouissante de la scène, le retour final vers les coulisses mal éclairées, sont les guillemets autour du texte dit. La parole est distanciée mais, loin de l’affaiblir, cet écart augmente sa portée. Sur scène, la nature humaine est éclairée sous les projecteurs.

Par ailleurs, dans la rencontre en coulisses entre la femme, comédienne expérimentée, et l’homme, comédien occasionnel, le théâtre est en dualité avec la vraie vie.

La femme suivant l’homme plein de certitudes, puis le soutenant dans sa défaite, c’est du théâtre. La comédienne rassurant par sa présence le comédien inquiet (que faire si les répliques disparaissent dans un trou de mémoire ?), puis s’en allant une fois la scène finie parce qu’elle a autre chose à jouer, c’est la vraie vie. Les deux se rejoignent dans un souvenir complexe et éloquent.

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