01/04/2018

Un oiseau dans la maison

Denis Mahaffey


...poser son regard aussi loin que peut porter la vue
Le Mont Blanc


Centre hospitalier de Kreevagh
Service psychiatrique
Dr Matheson
Bon de sortie temporaire
Date/heure : dimanche 31/05/1957 à 8h40
Patient : (Mme) Joanne Edwards
Accomp. : (Mr) Henry Edwards (époux)
Retour prévu : 17h00
Commentaire(s) :
Action(s) à prendre :
-- (signé) M. Holohan, infirmière

Kathleen Rourke   « Ce matin un oiseau pénètre dans un office de l’hôpital par la petite vitre ouvrante en haut des fenêtres qui, par sécurité, n’ouvrent pas. Il panique. Les oiseaux ne peuvent voler que grâce à leur légèreté – les os sont creux, j’ai appris à l’école – alors comment peut-il faire ce bruit sourd à chaque impact contre le verre ?

Je n’ai pas le temps. Je le laisse par terre, sous le choc. Ma mère disait qu’un oiseau dans la maison annonce une mort. Une créature qui vit au ciel est piégée pour laisser une âme s’échapper de la terre.

Je veux voir Madame Edwards, qui passe ce dimanche dehors avec son mari. Elle m’aime bien, moi simple fille de salle catholique, alors qu’elle est Protestante, quelqu’un de bien dans la vie, même si elle est enfermée ici.

Je lui rappelle sa petite sœur morte. Parfois, elle fait comme si j’étais cette sœur, ça me fait un peu peur. Mais elle se calme avec moi, elle sourit, elle me touche les cheveux. Parfois le médecin m’appelle quand elle est agitée.

Je ne serai pas là demain. Je dois aller à Ballinahill. J’ai peur de souffrir et de pécher, mais je n’ai pas le choix. »

Joanne Edwards   « La petite Kathleen vient me voir partir. Elle me fait penser à ma sœur Angela morte à trois mois. Mais quand c’est réellement elle, je parle tout bas, tout bas, elle est si loin.

Henry et moi nous allons d’abord dans un café de la rue principale, boire un bon thé, mieux que l’eau de vaisselle qu’on nous sert à l’asile.

Il m’aime, ça se voit, mais il est mal à l’aise, ne me regarde dans les yeux que quand il se dit qu’il doit le faire. Je suis heureuse, je souris, je regarde autour de moi, les gens aux autres tables. La vie est magnifique. Le soleil brille entre les nuages qui se chassent.

« Dimanche prochain les enfants viendront te voir à l’hôpital. Tu es contente ? »

Henry sait que j’aime aller sur le lac. Il rame, je me mets à l’avant, regarde la réflexion des arbres dans l’eau, troublée par le mouvement du bateau. Je sens ma propre réflexion se mouvoir en moi, celle qui a ses propres intentions. Je demande à Henry d’aller plus près de la berge, là où l’eau est sombre. Le bateau s’arrête, l’eau est comme une glace. Je la touche avec mes doigts, me penche jusqu’à être au plus près et, en vérifiant qu’Henry ne peut pas m’entendre, je murmure ce que ma réflexion veut dire, à travers le clapotis que font mes doigts. Puis je me redresse, prends Henry par les épaules et l’embrasse dans le cou.

Nous déjeunons au restaurant, parlons comme si nous étions un couple normal. Je suis animée, je ris, je parle fort. Les gens me regardent, m’apprécient.

Après, je demande à aller à la vieille maison. Henry ne veut pas. J’insiste. Dans le village on l’appelait le « Château », mais c’est juste une grande maison qu’on habitait avec mes parents. Depuis la dernière fois le lierre, qui couvrait platement les restes de mur, s’est éveillé, levant partout des têtes couronnées de baies noires.

Je hurle, je cours. La maison a été incendiée bien après notre départ, mais elle me brûle comme si elle flambait encore. Henry me rattrape, m’étreint, me calme, mais sans avoir la moindre idée de moi. »

Kathleen Rourke   « Mme Edwards est rentrée. Je m’occupe d’elle, mais en pensant à demain. Elle me scrute, elle qui pendant des mois ne regarde personne, me prend par les épaules, me fait lever les yeux. Elle dit « Ca ne va pas. Qu’est-ce qu’il y a ? » Je suis si surprise que je fonds en larmes, m’étouffe presque. Je la regarde : « Demain je ne serai pas là. Je dois aller à Ballinahill. Je dois voir une femme. Elle m’aidera. » Mme Edwards m’entoure de ses bras, met ma tête sur son épaule. Je sanglote comme si je vomissais, mes entrailles se tordant – ces entrailles-là qui m’ont trahie autant que l’homme qui est responsable.

Je me calme, m’efforce, me détache. Si quelqu’un nous voyait, moi la soignante, elle la patiente…

Elle a le regard clair. « Ce matin, nous avons pris un bateau, mon mari et moi. Nous sommes allés au fond du lac, pour que personne ne nous entende, et nous avons décidé d’y amener les enfants la semaine prochaine et de les noyer. » J’ai l’impression de mourir. « Tu vois, Angela, c’est comme ça qu’ils seront en sécurité, mes enfants, ton bébé. Nos parents n’auraient pas compris, mais c’est ainsi. »

Avant de rentrer à la maison, je vais dans l’office voir ce qu’il en est de l’oiseau. Il est par terre, tout ramassé comme un chat. Est-il mort ? Je m’approche pour ramasser le corps, mais il se dresse, se sauve sous la chaise en sautillant, s’arrête, aux aguets. Si j’étais là demain, je viendrais avec une collègue, nous l’attraperions et le mettrions dehors. Il prendrait son envol comme un éclair puis, insouciant, broderait son passage invisible au ciel. »

Centre hospitalier de Kreevagh
Service psychiatrique
    Dr Matheson
Bon de retour de sortie
Date/heure : dimanche 31/05/1957 à 15h10
Patient : (Mme) Joanne Edwards
Accomp. : (Mr) Henry Edwards (époux)
Retour prévu : 17h00
Commentaire(s) : Patiente perturbée. Calmant (2xdexoth.). Selon M. Edwards, matinée très bien passée. Ont pris un bateau sur le plan d’eau. Déjeuner en tête à tête bien passé. Après-midi, troublée en visitant sa maison d’enfance. L’ai revue seule plus tard. De plus en plus agitée. Appelé K.R. Selon elle, en aparté, la patiente est troublée pour ses enfants. Piqûre 100mg Lestonex.
Action(s) à prendre : Annuler visite familiale du 10/06/1959.
 -- (signé)R. McLeod (Dr)


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Madame Edwards est internée en hôpital psychiatrique, on ne sait pas pourquoi ni depuis combien de temps, ni si son état s’améliore. Cette femme-là semble pourtant se conduire à peu près normalement : elle sait apprécier une bonne tasse de thé, prend plaisir à une promenade sur le lac et à un déjeuner au restaurant en compagnie de son époux…Mais son esprit semble hanté par des idées de mort, et tout ce qui se rapporte à l’enfance s’y fait terriblement menaçant : la mort a emporté sa petite sœur à l’âge de trois mois, la maison de ses jeunes années a été incendiée, et elle nourrit un désir irrépressible de mort à l’égard de ses propres enfants. Pour leur bien…Pour les protéger, il faut les précipiter dans le néant : seule la mort met à l’abri des dangers de la vie…

    Le médecin, lui, n’a pas cherché à savoir s’il y avait là un fantasme ou une possibilité de passage à l’acte : il interdit la visite familiale prévue la semaine suivante, privant ainsi sa patiente d’une nouvelle journée de bonheur. Augmenter la dose de neuroleptique empêchera toute rébellion et assurera la tranquillité du service…

    Kathleen, elle, a compris. Elle sait ce qui calme Mme Edwards, elle prête son écoute et sa compassion à celle qui déraisonne. Elle aussi est habitée par des idées de mort, et rongée de culpabilité : la perspective d’aller avorter en ville le lendemain la terrifie, et l’empêchera de sauver peut-être cet oiseau agonisant sur le sol de l’office.

    L’une est réputée folle, l’autre sensée ; l’une est protestante, l’autre catholique, dans cette Irlande corsetée et misérable de la fin des années 50 ; l’une est internée, l’autre une modeste employée vouée aux tâches subalternes. Et pourtant, ces deux femmes se comprennent et se font du bien. Sans doute parce qu’elles partagent un savoir sur ce que c’est qu’être une femme, que le Dr Matheson, malgré sa science, est à cent lieues de posséder. Il oppose la sécheresse des bulletins de sortie et de retour à ces pensées dont il ne veut rien savoir. La psychiatrie de l’époque aurait eu beaucoup à apprendre de la seule solidarité humaine…

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