« les halètements rauques de la mort… »
Les bulles de bonheur qui montent
Elle ne s’en souvient pas, il ne lui reste aucune image de cette complicité qu’on lui raconte. Trop petite, sans doute : la famille avait quitté cette maison, pour aller vivre en appartement dans une ville voisine, alors qu’elle n’avait que deux ans, et la chienne était restée, en compagnie de la grand-mère.
Elle a tout de même quelques souvenirs de cette époque. La maison, la cour, des chèvres. Le puits, les arbres. Un univers immense, à ses yeux. Rien de conforme à la réalité d’alors sans doute, seulement les sensations que son corps d’enfant découvrait. Et puis cela, sur quoi sa mémoire bute, sans parvenir à soulever davantage le coin du voile : elle est dans un endroit clos, obscur, une remise, et elle est tétanisée par ce qu’elle voit. Mais ce qu’elle a vu, elle ne le sait plus. Sa peau, son odorat, ont gardé la mémoire de ce moment, pas son regard. Le lieu est à la fois sombre et baigné par une lueur rougeâtre, et surtout il fait chaud, très chaud, elle a l’impression de respirer un air épais et moite, sucré, presque sirupeux, écoeurant. Quelque chose d’organique, de sexuel, a-t-elle pensé bien des années plus tard. Elle est sidérée. Combien de temps est-elle restée là ? Comment est-elle sortie ? Elle ne s’en souvient pas.
C’est là, pense-t-elle, qu’est née sa peur. Elle n’en est pas sûre. Mais c’est la seule explication qu’elle trouve, parce que dans son souvenir, cet instant archaïque a à voir avec le chien. La chienne. Elle ne sait pas comment ni pourquoi, ses parents n’ont aucune explication à lui fournir. Ce moment-là, ils n’en savent rien, ils ne l’ont pas vécu, elle était seule, toute seule, effroyablement seule, pour voir une chose qu’elle ne pouvait pas comprendre. Qui l’a à ce point bouleversée qu’elle l’a aussitôt oubliée.
Depuis, elle a peur des chiens. Peur de tous les chiens. Entendre des gens lui dire mais non, il est très gentil, il ne vous fera aucun mal, la met en colère. Elle a peur, quel que soit le chien. Gentil ou pas, c’est un chien. Et les chiens lui font peur. Tous.
Alors elle les évite. Elle prend bien soin de ne pas longer de trop près les maisons, lorsqu’elle marche dans un quartier pavillonnaire : si un chien surgit près d’une clôture, la terreur lui fait faire un bond jusqu’au milieu de la chaussée. A la campagne, c’est pire. Un jour où elle se promène avec une amie, un chien dévale à toute allure un jardin en pente. Elle voit bien la barrière, elle sait qu’il ne pourra pas la franchir, qu’il s’y arrêtera et continuera à aboyer comme un stupide chien de garde qu’il est, mais elle est paralysée, et s’accroche à son amie comme un enfant se cache dans les jupes de sa mère.
Elle a aimé, il y a longtemps, un homme qui aimait les chiens. Il en possédait un, et elle aimait assez cet homme pour accepter le chien. Celui-ci se montrait affectueux avec elle. Il accourait et lui faisait fête lorsqu’elle arrivait. Elle préférait cela, bien sûr, mais le ressentait comme un malentendu. Comme si ce chien n’avait rien compris. Comme s’il était dénaturé. Comme s’il ne voyait pas qu’ils ne pouvaient pas être amis. Un chien collabo, en somme.
Un soir, à l’heure dite entre chien et loup -aucune autre expression n’aurait pu mieux lui convenir, pensera-t-elle plus tard - elle se rend chez une collègue. Elle n’est jamais allée chez elle, ne connaît pas la disposition des lieux. Elle sait qu’elle a un chien, et que celui-ci est enfermé le soir dans un chenil. Lorsqu’elle entre dans la cour, le chien bondit. La nuit qui tombe fait disparaître certains objets à la vue, pas encore habituée à l’obscurité. Elle ne voit pas le grillage du chenil, mais elle voit le chien. Noir, énorme. Elle croit que rien ne la sépare du chien. Il saute de plus en plus haut, ses aboiements lui glacent le sang. Il va se jeter sur elle, la faire tomber à terre. Elle va s’évanouir. Le bruit effrayant des battements de son cœur ne couvre pas le crissement des griffes du chien contre le métal. Elle ne songe ni à s’enfuir, ni à se précipiter vers la maison. Elle ne peut pas. Elle est transformée en pierre. Elle ne peut plus parler. Pourtant elle entend une drôle de petite voix qui sort de sa gorge serrée et prononce le prénom de sa collègue. Qui la supplie. S’il te plaît, sors-moi de là. C’est le prénom de sa collègue, mais ça ressemble à maman. Elle a deux ans. Elle a peur. Si peur. Où est maman ? Où était maman quand elle a vu ce qu’elle n’aurait pas dû voir dans la remise ?
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RépondreSupprimerPremière question sur ce texte : pourquoi le choix de la troisième personne ? Il est facile d’imaginer (certes seulement imaginer) que l’auteur parle d’une expérience personnelle. Se protège-t-elle ainsi ? Peu importe la raison : l’effet, c’est ce qui compte, est d’y mettre de la distance, celle qui transforme la réalité en art, le témoignage en conte.
RépondreSupprimerLe récit de cette peur est une descente, marche par marche, dans la cave obscure où se cache la peur de la narratrice. Une image vient toute seule : l’auteur prend la main du lecteur pour l’amener vers l’horreur ultime.
La peur « terrible, irraisonnée » est nommée. Mais elle est suivie aussitôt par l’image aussi rassurante qu’inattendue de la fillette qui rit aux éclats en compagnie du chien de famille. Hélas, fillette et chien sont séparés par les déplacements de la vie.
La marche suivante amène à l’épouvante qui s’installe dans sa relation aux chiens, sans qu’elle s’en explique l’origine. Le processus est éloquent : une situation collée à la peur des chiens, mais dont les chiens sont absents. Plutôt seule l’association est consciente, le reste étant caché. La narratrice garde un souvenir choquant, quasi obscène, de l’endroit, de la couleur, de l’odeur, de son isolement, mais pas de ce qui a pu s’y passer. La serrure est fermée : ce qui a pu arriver a été caché par l’incapacité à y faire face de la part de l’enfant, en protégeant par anticipation l’adulte qui aurait pu trouver la clef et ouvrir la porte.
Certes, l’identification d’une telle expérience à une telle peur est déjà un grand pas vers la liberté.
Encore une marche vers le bas : la vie quotidienne contaminée par la peur de rencontrer les chiens et qui s’adapte, accepte le handicap, vit avec la peur. L’évitement est sa stratégie.
Et encore : l’amour l’a amenée à accepter la présence d’un chien qui l’aimait bien, mais qu’elle n’a pu voir que comme une créature détournée bêtement de sa vraie fonction, celle de terrifier. Faire peur est le propre d’un chien ; en étant gentil il trahit sa fonction éternelle, et dérange ainsi la cosmologie de la narratrice.
Vient la dernière marche. La main de l’auteur ne suffira pas à écarter le trouble du lecteur. Un molosse essaie de l’attaquer (protégé lui par le grillage, c’est peut-être du « Retiens-moi ou je fais un malheur ! »). Le chien devient le monstre que cette femme a toujours craint, c'est-à-dire exerçant un pouvoir au-delà des lois physiques. Elle appelle son amie. Le nom se tord dans sa bouche, comme dans un cauchemar. Tout d’un coup, le doute s’installe chez le lecteur : vit-elle ou rêve-t-elle cette rencontre ? Ce doute reste jusqu’à la fin. Le lecteur a l’impression de perdre la main de l’auteur, en se trouvant associé à l’appel fondamental d’un être humain : « Maman ! Maman ! » Où était maman pour chacun de nous quand nous avions besoin d’elle ?