La dame au petit chien, est une nouvelle d’Anton Tchékof, mais c’est aussi une figure de mon enfance. D’abord sans lien avec celle de l’écrivain, ma dame au petit chien a progressivement été rejointe par d’autres, passagères inattendues de la vie, rencontrées adolescente dans la littérature, et fixées depuis dans mon panthéon privé comme autant de souvenirs personnels.
Ma dame au petit chien est bien réelle, et elle ouvre une série de figures féminines différentes de celles qui avaient jusqu’alors peuplé mon monde d’enfant. Monde où il faut bien reconnaître que la parole des femmes n’était pas tenue en très haute estime. Plutôt un peu … accessoire, décorative et charmante dans le meilleur des cas.
Nous venions de nous installer depuis peu dans un faubourg de Saint Chamond, où mon père avait été engagé pour un travail qui allait changer sa vie et la nôtre. Nous étions loin de tout ce qui avait tissé jusqu’alors la vie de mes jeunes parents jusqu’à cette année de mes 5 ans.
Tout en prenant vaillamment soin de nous, de la maison et du jardin, ma mère s’étiolait, et se sentait très seule. Car à 25 ans, elle ne pouvait que rester résolument sourde aux paroles et aux regards pas toujours bienveillants, parfois intrusifs, parfois envieux d’un voisinage où nous faisions figure d’étrangers.
Mon père très pris par son nouveau travail, n’avait sans doute aucune idée de ça. D’ailleurs il ne le fallait pas. Il fallait qu’il nous sache heureuses et ne manquant de rien. Une certaine immobilité s’était installée, qui devenait pesante et palpable, et contrastait avec l’aspiration et la jeunesse de ma mère.
Jusqu’à cette rencontre, avec une femme littéralement venue d’ailleurs, discrète et lumineuse, déjà d’un certain âge. D’abord elle passait devant chez nous en allant faire ses courses, et tenait en laisse un joli petit chien. Elle nous saluait gentiment. Très vite, ma mère autant que moi, nous nous sommes mises à la guetter. Tout en elle nous charmait : son sourire, ses yeux bleus, sa douceur et son merveilleux accent. Elle était norvégienne. Elle avait deux fois nos âges additionnés.
Ce fut une rencontre mémorable, et improbable pour ma mère, avec cette femme érudite parlant sept langues, venue de Norvège à 17 ans, au début du XXème siècle, pour étudier à Paris.
Pour moi, ce fut une nouvelle fenêtre sur le monde, qui n’a rien à envier à celles qu’offre aujourd’hui internet.
Il fut convenu que je passerai le jeudi après-midi chez ma nouvelle amie. Ce ne fut pas Alice au Pays des Merveilles, car il n’y eut jamais d’angoisse. Elle avait l’art de mettre tout à ma portée : rien n’était trop grand ni trop petit, ni dangereux ni interdit. C’était toujours exactement le bon format, le bon moment, ce qui s’appelle le bon-heur. Imaginez un peu : Niels Holgerson à travers la Suède, raconté avec l’accent scandinave, le garçon et les oies sauvages qui s’animent dans le salon, et un vrai tomte en chiffon qui atteste de l’authenticité de l’aventure. Imaginez le piano, sur lequel j’avais le droit d’improviser ma musique secrète, le cerisier dans lequel j’avais le droit de grimper, juste sur la première branche, pour aller cueillir les cerises et en faire des boucles d’oreille, le hachoir à herbes, dans la cuisine, dont j’avais le droit de me servir pour ma dinette, transformée en festin.
Ces moments sont gravés de façon extrêmement précise, et une grande tendresse leur est attachée.
Sans doute parce que cette femme avait aussi permis à ma mère de sortir de son isolement et de son angoisse : ma mère et moi, nous avions une amie commune, et deux relations distinctes avec elle. Il y avait un moment pour chacune. Qui nous permettait juste de savoir un peu mieux comment colorer l’existence. Le désir était encouragé, valorisé, par petites touches.
Ce désir fragile, insaisissable, qui peut être inhibé, écrasé, empêché interdit. On cite souvent une phrase prononcée par Ernesto, le personnage de Marguerite Duras dans La pluie d’été, qui revient un jour de l’école et dit à sa mère : je n’irai plus à l’école parce qu’on m’apprend des choses que je sais pas.
Je vois dans ma petite expérience un témoignage de ça : je ne voulais pas non plus aller à l’école. Je ne voulais pas sans doute laisser ma mère seule avec ses démons. Et nous avions un peu tendance à nous refermer toutes les deux sur cet impossible à dire, à demander, à savoir.
Le transfert dans la psychanalyse, c’est un peu d’amour, qui permet d’accéder au désir de savoir.
C’est un peu d’amour, qui permet de supposer qu’il y a un savoir à-prendre, quelque part, au moyen de la parole et du langage.
Pas sûr que les sciences de l’éducation prennent cette affaire de transfert assez au sérieux……
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