15/05/2018

Ferrovimania


Martine Besset   


« Je demande à aller à la vieille maison… »
Un oiseau dans la maison


La maison était aussi touchante qu’une image d’autrefois: des murs de brique à la couleur un peu élavée, un appareil de pierre blanche encadrant la porte d’entrée, surmontée d’une marquise presque intacte, des fenêtres symétriques à l’étage, un toit de tuiles vieillies marquant de son ombre le pignon où se devinait l’absence d’un grand panneau rectangulaire ; une somptueuse glycine, que personne n’avait entretenue depuis longtemps, menaçait la solidité d’un mur. Je la taillerai dès que possible, se dit Antonin, et il comprit que sa décision était inébranlable.

Sa femme, elle, n’en avait pas douté une seconde, depuis l’entretien qu’ils avaient eu quelques jours auparavant à l’agence immobilière. L’employée, après avoir vanté la situation et l’état de la maison, avait ajouté: bien sûr, il faudra envisager des travaux, c’est une ancienne gare, vous comprenez…Elle avait prononcé ces derniers mots avec une légère gêne, Marie-Claire s’était tournée vers son mari comme si une guêpe l’avait piquée, et Antonin avait senti son cœur s’emballer dans sa poitrine. Une ancienne gare ! L’employée se méprit sur l’émotion suscitée par son propos : elle crut avoir fait capoter la vente, elle venait de proposer à son client le cadeau dont il n’aurait pas osé rêver…

Antonin était fasciné par les trains, les rails, les gares, depuis sa tendre enfance. Nul n’aurait su dire d’où cette passion lui était venue. Elle ne l’avait jamais quitté, prenant au contraire de plus en plus de place dans sa vie d’adolescent, puis d’adulte. Maintenant marié et père d’un garçon, il passait le plus clair de ses loisirs auprès du circuit en modèle réduit qu’il avait patiemment construit, aménagé, agrandi, embelli au fil des années. Abonné à plusieurs revues spécialisées, il achetait, échangeait et troquait sur Internet, continuant à fréquenter aussi les salles des ventes et autres brocantes dans l’espoir d’y dénicher pour pas cher la merveille qui manquait à l’œuvre de sa vie. Cette obsession compliquait l’organisation des loisirs et l’équilibre des finances de la famille, mais sa femme et son fils, qui ne la partageait aucunement, l’acceptaient avec une indulgence admirable. Paradoxalement, Antonin n’avait jamais envisagé de faire carrière dans les chemins de fer: pas plus qu’il ne faut épouser une femme éperdument aimée, il ne faut, pensait-il, emprisonner une passion dans les rets mortifères du quotidien. Il n’avait jamais cherché à rencontrer d’autres amateurs dans une association, pas plus qu’à convertir son fils : c’était une passion exclusive, égoïste et jalouse.

Devant l’ancienne gare qui allait dorénavant être leur maison, Antonin sentit les larmes lui venir aux yeux. Elle était la réplique grandeur nature des constructions miniatures qui parsemaient son circuit ! Une gare à l’ancienne, une gare de village, une gare du temps où les voyageurs prenaient le train pour aller au marché ou consulter le médecin à la ville voisine, distante d’une poignée de kilomètres. Celle-ci était presque à mi-chemin entre Villeneuve et Saint-Protais, les deux villes (à l’époque, ce devait être de gros bourgs) que l’ancienne ligne reliait jusque dans les années 60. Une autre époque, où l’on vivait autrement, où des gens ne sortaient jamais de leur village, et où l’on s’habillait pour aller en ville…Antonin fit le tour de la bâtisse. La façade s’ouvrait sur une place que l’on continuait d’appeler place de la gare, où ne s’arrêtaient plus que les autocars ; à l’arrière, les rails de l’ancienne ligne étaient encore visibles sous les herbes folles ; le quai, effondré par endroits, pourrait après rafraîchissement servir de terrasse.

La famille emménagea sans tarder. Antonin courait de tous côtés, bâtissant dans sa tête mille plans de redistribution de l’espace. Le hall d’accueil du rez-de-chaussée devint une pièce à vivre de belle surface, à laquelle s’accolait une cuisine donnant sur la place. Marie-Claire dut batailler pour qu’Antonin accepte de démolir les anciens guichets…A l’étage, qui était autrefois le logement du chef de gare, on déplaça quelques cloisons pour construire les chambres et la salle de bains. Il resta sous les combles un espace suffisamment vaste pour que le circuit d’Antonin y déploie toute sa splendeur, que l’exiguïté de l’appartement précédent n’avait pas pu mettre en valeur. Il pourrait même l’agrandir à l’envi, maintenant…Devant tant d’enthousiasme et de projets, Marie-Claire et son fils se contentaient de sourire.

Une fois les aménagements terminés, il y eut quelques semaines de parfaite félicité dans leur nouvelle maison. Puis Antonin se rendit compte qu’il se réveillait de plus en plus souvent le matin avec l’impression d’avoir mal dormi, d’avoir eu des rêves tumultueux dont il ne se rappelait rien. Marie-Claire lui assurait qu’il faisait en dormant des gestes désordonnés, qu’il soufflait bruyamment, comme une forge, disait-elle. Une nuit, il se dressa sur le lit, ahuri : le son d’un sifflet l’avait réveillé en sursaut ; se tournant et se retournant ensuite dans le lit sans pouvoir retrouver le sommeil, il finit par se dire qu’il avait sans doute rêvé, une histoire de chef de gare... Une autre fois, c’est le chuintement de la vapeur expulsée par la soupape de la locomotive, un son qu’il ne connaissait pourtant que par des films d’archives, qui le laissa en sueur parmi les draps froissés. Vous n’avez rien entendu cette nuit ? demandait-il parfois à sa femme et son fils, qui levaient un regard étonné au-dessus des bols du petit déjeuner. Non, ils avaient très bien dormi, malgré tes gesticulations, disait Marie-Claire, et il entendit un agacement inhabituel dans sa voix.

Puis, ce furent une portière qui claquait, un murmure de foule sur le départ, une annonce incompréhensible amplifiée par un haut-parleur grésillant…Antonin dormait de plus en plus mal. Cette maison qui l’avait tant séduit lui paraissait parfois hostile. Lui reprocherait-elle de l’avoir dénaturée, de ne pas avoir su lui rendre sa destinée de gare ? Ses nuits hantées par des hallucinations ferroviaires étaient-ils le prix de cette trahison ? Bien sûr, le matin, quand la vie normale avait repris son cours, il riait de ces questions, attribuant leur déraison à la fatigue de ses nuits trop courtes. Il lui arrivait pourtant, à la table du petit déjeuner familial, de bredouiller quelques mots incompréhensibles, de sourire dans le vide, ou de rester un long moment les yeux dans le vague et le couteau à beurre au-dessus de sa tartine. Marie-Claire et son fils échangeaient un regard inquiet, qu’il ne remarquait pas.

Une nuit d’hiver, après une journée de brouillard persistant, ne pouvant trouver le sommeil, il enfila sa robe de chambre et descendit dans le salon. Debout devant une des fenêtres donnant sur l’ancienne voie, le front contre la vitre glacée, il scrutait du regard une obscurité opaque : on n’y voyait pas à dix mètres. Il songea à aller faire bouillir de l’eau pour une tisane, quand son mouvement vers la cuisine fut arrêté par une vague lueur du côté de l’ouest. Il ouvrit la fenêtre, l’air froid le gifla, et il se pencha au-dehors en resserrant l’encolure de son peignoir sur sa poitrine. La lueur devenait plus nette, une tache jaunâtre effilochée par le brouillard, et qui grossissait, maintenant il en était sûr. Il distingua alors le bruit caractéristique des trains à vapeur d’autrefois, la scansion des bielles sur les roues, le tchou-tchou de ses jeux d’enfant…Il se précipita vers la porte, l’ouvrit, se retrouva sur l’ancien quai, glacé jusqu’aux os. Les yeux fous, une expression hallucinée sur le visage, il vit passer dans un grand fracas de ferraille et de fumée, une locomotive à vapeur tirant quelques wagons, une 231 G Pacific, aurait-t-il juré, il distingua nettement l’inscription « troisième classe » sur le flanc sombre de la voiture de queue, et aperçut, alors que le convoi disparaissait déjà, le bras levé en guise de salut du mécanicien dont le visage noirci se confondait avec les ténèbres. Il eut le temps de s’étonner qu’un train venant de Villeneuve passât à cette heure de la nuit.

Le lendemain matin, Marie-Claire constata que la place de son époux était vide, et pensa avec un agacement grandissant qu’il avait dû passer encore une nuit d’insomnie. Elle descendit dans la cuisine, s’étonna du froid qui régnait au rez-de-chaussée, et se précipita pour aller fermer la porte donnant sur l’ancienne voie, ouverte sur l’obscurité. C’est alors qu’elle distingua Antonin, recroquevillé dans sa robe de chambre, les pieds nus, à même le sol du quai que la nuit recouvrait encore. Elle s’approcha, lui toucha l’épaule, murmura son nom, et eut un cri de stupeur et d’effroi en découvrant son visage : Antonin était mort, un rictus de jubilation stupéfaite aux lèvres. Quelque chose de noir avait irrité son œil gauche, à moitié fermé. Marie-Claire s’en saisit entre deux doigts : c’était une grosse escarbille.

1 commentaire:

  1. Histoire d’épouvante ou histoire d’obsession tournant à la folie ? Le dernier mot de cette nouvelle la place dans la première catégorie. Une escarbille ne peut venir que du foyer d’une locomotive, non pas d’un rêve. L’intensité de la passion d’Antonin pour les trains aurait généré un fantôme, l’attirant dehors par une nuit glacée, le faisant mourir dans une jubilation mortelle. Car il n’a pas été fauché par cet engin roulant.

    Comme souvent dans les histoires d’épouvante, le début ne trahit rien. La maison – le lecteur ne sait pas encore qu’il s’agit d’une gare désaffectée, sauf s’il tire cette conclusion d’une absence, celle du panneau qui aurait porté le nom de la gare – est décrite comme un bijou campagnard, jusqu’à la glycine surabondante, la maison de campagne qui va faire une réalité des rêves citadins.

    Ce n’est qu’ensuite que ce lecteur apprend que, encore plus que ses attraits constructifs, c’est cet ancienne fonction qui a décidé Antonin à s’y installer avec sa famille.

    Sa famille ? Le fils n’a jamais été associé à cette activité de son père, qui aurait pu s’y adonner en faisant croire que tout était à l’intention du petit, comme tant de pères avec des jouets trop compliqués pour leurs enfants. Marie-Claire sait, pour l’avoir souvent entendu au cours de leur mariage, qu’il l’a choisie parce qu’il voulait éviter un grand amour qui l’aurait dévoré.

    Un élément intrigant, peut-être décisif, est l’apparente passivité, la collusion même, de sa femme et de son fils. Ils ne font rien pour modérer l’intensité de l’intérêt d’Antonin, l’acceptent avec le sourire. Ce ne sont pourtant pas des diaboliques, voulant le perdre pour économiser l’argent qu’il dépense pour sa passion, car ils sont inquiets, non pas comblés, quand la déraison commence à grignoter l’existence d’Antonin.

    Pourtant ils le laissent courir à sa perte. Lorsque, avec leur assentiment et encouragement, il atteint « la félicité parfaite », habitant une gare avec une place illimitée pour étaler son réseau ferroviaire, c’est à ce moment-là qu’il commence à entendre des bruits de locomotive dans la nuit. De mauvais rêves accaparent ses nuits et troublent ses jours.

    La gare commence-t-elle à prendre sa revanche ? Forcée de s’adapter aux besoins de la domesticité, ses combles remplis d’un chemin de fer enfantin qui ne fait que souligner l’absence de vrais trains, réagit-elle en détruisant celui qui en est responsable ?

    Avec une précision stupéfiante, fait-elle passer cette 231 G Pacific sur les traces du la ligne de Villeneuve à Saint-Protais, pour faire mourir celui qui l’a humiliée ?

    Ou imagine-t-il ces phénomènes, allant jusqu’à rester dehors en robe de chambre dans la nuit d’hiver parce qu’il croit voir un train ?

    Mais, et le lecteur y revient aux lois du genre, comment une hallucination aurait-il pu introduire une escarbille dans l’œil d’Antonin ?

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