15/05/2018

Vieil or

Denis Mahaffey



« Une lueur apparaît, une maison éclairée dans la nuit,
et je voudrais entrer, mais la porte se referme déjà. »
Un nom sur le bout de la langue


Ils l’appelaient « l’avenue ». Le terme ferait penser à une auguste allée bordée de tilleuls ou de lauriers-roses, alors que ce n’était qu’un court chemin de terre en courbe, entre trois fils de fer barbelé côté champ et une haie pleine d’épines côté jardin. Un vieux poirier s’était effondré sur la haie, et en automne ses fruits tombaient comme des larmes sur le sol, où la voiture les écrasait avec le même bruit croquant que si elle les mangeait.

Cette avenue menait à la porte de la cuisine. Seuls venaient à l'entrée de devant le laitier, qui y déposait ses bouteilles le matin et sonnait le vendredi pour être payé et, reçus plus cérémonieusement, le pasteur et, à l’occasion, les croque-morts.

En louant la maison sur un coup de tête, loin de l’électricité et l’eau courante de la ville, William voulait retrouver la nature de sa jeunesse, tailler les arbres, planter des patates et avoir une tourbière sur la montagne. Mais Sally avait épousé ce mari trop vieux justement pour quitter sa campagne, et parce qu’elle avait supposé que la gratitude éperdue de William lui assurerait une vie de distractions, de sorties, d’inattendus gratifiants. La voilà avec quatre enfants, privée de la ville et ses plaisirs tels qu’elle les imaginait, enchaînée à un mari occupé à poser ses drains, creuser sa fosse septique.

Ce déséquilibre, qu’exprimait Sally sous la forme de vagues remarques méprisantes sur son mari, générait un réseau de ressentiments parmi les membres de la famille. Seul William, engagé dans ses tâches et projets, affichait une bienveillance généralisée et taiseuse pour se couvrir.

Les autres réagissaient au silence gêné fondamental, qui avait rempli tous les interstices de la vie de famille et ne laissait de place qu’à des accès d’émotion bridés. Des querelles, bouderies, claquements de portes ne faisaient qu’interrompre le silence, sans jamais le briser.

Mais Thomas, le plus jeune, le seul à être né dans la maison, avait un autre regard. Ses deux frères et sa sœur avaient pris l’avenue pour arriver à la porte de la maison ; Thomas avait commencé sa vie derrière cette porte. Ils l’avaient ouverte pour entrer, lui l’ouvrait pour sortir.

Il était le préféré de Sally. Non pas qu’il eût un traitement de faveur, ni qu’elle fût indulgente à son égard, mais elle était plus à l’aise avec lui. En grandissant, il supportait de moins en moins ce déséquilibre supplémentaire.

Il brisa le silence le jour de ses quinze ans. Sa mère l’amena au restaurant, et se confia au sujet de son mariage. « J’ai mal choisi, Tommy. Il ne me convenait pas. Il m’ennuyait déjà. » Elle mit sa main sur le bras de Thomas, qui ouvrit les yeux sur sa mère. « Tu pourrais être reconnaissante qu’il t’ait choisie. Tu n’avais rien, tu n’étais rien. Même pas belle. Tu t’es vue dans une glace ? » Sally se figea, détourna la tête comme s’il l’avait giflée. « Si j’étais Papa je t’aurais quittée dès que je savais comment tu étais. » Ces paroles percèrent la poitrine de Thomas, l’ouvrirent comme une fleur. Peur et délice d’enfreindre un interdit, plaisir et honte d’assumer sa méchanceté, effroi et soulagement formèrent un mélange hautement addictif.

Il s’appliqua à l’apprentissage de la rancune. Il ne parla à sa mère que quand il devait se taire, se taisait quand il devait lui adresser la parole. Le silence familial en était fissuré, les autres enfants devinrent spectateurs du combat inégal.

Sally prépara un repas de fête pour les dix-sept ans de Thomas. A table la famille l’attendait. Il arriva un sac à dos aux épaules, une sacoche à la main. « Tu sors pas ? » « Non, je m’en vais. J’ai autre chose à faire de ma vie que de rester ici. T’es contente ? » Il le dit dans le vide, en prenant les autres à témoin, sans regarder Sally.

Deux ans plus tard ses deux frères partirent vivre et travailler ailleurs. L’année suivante William mourut. Il montra après sa mort qu’il était conscient du désaccord. Dans le testament il légua la maison à sa femme, et le contenu à Thomas. Ainsi, devait-il penser naïvement, ils se réconcilieraient dans une de ses pièces à elle, entourés de ses meubles à lui.

Trois semaines plus tard Sally rentra du travail et trouva la maison vidée. Ses pièces résonnèrent. Seul restait le piano de sa fille Catherine, qui l’emmena quand elle s’en alla. Après son départ, Sally resta seule dans la maison au bout de l’avenue.

Elle ne reçut pas l’invitation aux lettres dorées sur carton blanc annonçant que Thomas allait se marier, mais l’apprit par une voisine. « Je vais quand même aller à l’église » répondit Sally et, le jour du mariage, montra un gros paquet arrondi. « J’ai acheté un cadeau. »

La voisine l'accompagna. A l’église, sous une pluie battante, elles entrèrent et s’assirent près de la porte, loin de la trentaine d’invités qui entouraient le couple. La cérémonie terminée, Thomas et sa nouvelle épouse passèrent devant elles. La mariée jeta un coup d’œil gêné vers sa nouvelle belle-mère.

Sally les suivit sur le perron de l’église et, sous les confettis et la pluie, tendit le paquet vers Thomas. Il se détourna, mais la mariée, ne connaissant pas les normes de cette haine, l’accepta à sa place. Thomas le lui arracha pour le rendre à sa mère, si brusquement que le paquet tomba sur les pavés mouillés. Sally le reprit. Le papier, ramolli par la pluie et auquel des confettis se collaient, se déchira, révélant un tissu, satin vieil or. « C’est un édredon » dit-elle, comme si elle tirait ainsi le bilan de sa vie.

Thomas et Sally se croisèrent une dernière fois dans un magasin d’articles de sport. Elle le vit de derrière, lui toucha le bras. Il se retourna, laissa ses yeux glisser sur elle et s’éloigna, puis s’arrêta devant des chemises. Sally commença à pleurer. Thomas revint vers le salon d’essayage, repartit mettre le vêtement en place, et sortit sans la regarder.

Quand elle mourut, il ne répondit pas aux messages envoyés par ses frères et sœur. Il n’assista pas à la cérémonie des obsèques, mais rejoignit la famille à la maison, accompagnée d’une femme vêtue d’une robe noire au corsage grossièrement pailleté. Ce n’était pas son épouse. Elle parla fort, fuma, rit, embrassa Thomas sur la bouche devant tout le monde.

Ils ne partirent qu’en fin de soirée. Pour la dernière fois de sa vie, Thomas prit l’avenue, entre barbelés et épines.

Il vivait désormais seul. La puissance de la haine qu’il avait entretenue si attentivement envers sa mère s’étiola, le laissant affamé. Seule sa mère lui avait permis d’obtenir la jouissance malfaisante dont il dépendait.

Quand, étouffé par une pleurésie qui s’était rajoutée à une pneumonie, Thomas mourut vieillard, il avait juste le temps, pendant la brève confusion qui succède à la mort, de passer le long de l’avenue, pour la première fois depuis quarante ans. Dans le noir qui l’enfonçait, une lueur apparut dans la porte ouverte de la cuisine.

Les barbelés et les épines s’approchèrent, s’accrochèrent, s’enfoncèrent, mais sans avoir prise sur le mouvement flottant de Thomas. Il était presque arrivé. Mais déjà la porte se referma.

(*) Ce récit revient sur un texte déjà publié dans l’Echange. Entre les mêmes début et fin La page noire concernait le sentiment de danger généré par l’aventure de l’écriture. Cette fois, le danger a été affronté ; voici l’histoire. (Rien ne dit que cet écrit n’évoluera pas encore.)

[Modifié le 15/05/18 pour corriger des anomalies.]

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    C’est l’histoire d’une haine, la haine d’un fils envers sa mère. Une haine dont le lecteur ignore l’origine et les raisons, mais une haine tenace, enracinée dans le cœur du fils, une haine qui lui sert de raison de vivre, et qu’il emporte avec lui dans la mort. Sans doute Thomas est-il de ces hommes à qui une unique passion, fût-elle ravageuse pour eux et les autres, permet de tenir debout. Celle de Thomas balaie tout sur son passage, il l’entretient soigneusement pour ne pas qu’elle meure, conscient que sans elle il ne sera plus rien. Peu importe qu’elle l’empêche à tout jamais de s’abandonner à aimer qui que ce soit… Ses frères, sa sœur, son père, ses compagnes que l’on devine seulement de passage, n’ont aucune place dans cette façon d’être au monde.

    Sally, la mère, pousse à l’extrême la qualité inconditionnelle de l’amour maternel : insultée, bafouée, méprisée, elle ne semble pourtant ressentir ni colère ni détestation, elle est là pour lui, « quand même »…

    Leur attitude et leur obsession ne rendent en tous cas sympathiques ni l’un ni l’autre des deux personnages…

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