« …la brève confusion qui succède à la mort »
Vieil or
Il traîne une lourde valise, dont il sait le contenu irremplaçable. Des documents qu’il lui faudra remettre à son arrivée, et qu’il n’est plus très sûr, soudain, d’avoir pris la peine de sauvegarder. Il fait lourd, le ciel a la couleur de l’acier fondu, l’air immobile semble contenir une menace de catastrophe météorologique. Il longe à sa droite des façades anonymes, qui lui évoquent vaguement la rue principale de la ville de son enfance; bizarrement, l’autre côté de la rue n’est pas construit, et la vue se perd vers des terrains vagues, semés de quelques rares arbrisseaux, et des dunes dans le lointain. Les immeubles sur sa droite défilent vite, plus vite que le rythme de son pas, et il comprend alors qu’il n’arrivera jamais à temps à la gare pour attraper son train. Pris de panique, il se met à courir, et se rend compte que sa main a lâché la valise. Il ne sait pas à quel moment, ni où. Comment se rendre là où on l’attend sans son précieux bagage ? Et quel train pourra maintenant l’y amener s’il a manqué celui-là ? Perdu, en nage, il continue à courir, mais pas aussi vite qu’il le voudrait, une sorte de course au ralenti qui le maintient en l’air à chaque foulée un peu plus longtemps qu’il faudrait …Passant devant un café, il aperçoit à travers la vitre quelques-uns de ses anciens collègues : pas des amis, non, juste des partenaires avec qui il est plus d’une fois entré en conflit, mais leur présence dans ce contexte hostile lui fait autant de bien qu’une oasis en plein désert. Il entre, les aborde, leur explique : ils se détournent, indifférents, et il croit même surprendre une ou deux remarques goguenardes. Seul, désemparé, avec sa valise perdue et ce train qui ne l’attendra pas, submergé par un décourageant sentiment d’abandon, il reprend le chemin de la gare, sans trop savoir pourquoi. C’est alors qu’elle apparaît, sans qu’il soit surpris de la voir surgir de nulle part : sa femme, celle sur l’épaule de laquelle il va pouvoir pleurer tout son soûl, qui le consolera de la méchanceté du monde. Il s’élance vers elle, commence à lui parler de son infortune : elle le regarde, avec un insondable mépris, puis elle s’évanouit comme elle est venue. Il se met à sangloter. C’est alors qu’un corps touche le sien.
C’est un soir de fête, sur une terrasse, dans une maison de vacances, qu’elle partage avec des gens improbables : il y a là son cousin, une amie de jeunesse escortée d’un inconnu, une femme qui ressemble à sa voisine de palier à Paris, en train de remaquiller devant un minuscule miroir de sac une seule moitié de sa bouche, d’autres encore. Elle a soudain un besoin impérieux d’emprunter le miroir, puis oublie aussitôt pourquoi elle voulait s’y regarder. Tout le monde paraît content d’être là, elle la première, qui fait tourner son verre entre ses doigts en admirant le paysage que la nuit commence à estomper. Des montagnes se devinent encore, le soleil est déjà couché, mais il ne fait pas froid, puisqu’elle est en même temps dehors et à l’intérieur de la villa…Elle entend alors une voix dans son dos. Cette voix qu’elle n’oubliera jamais, celle de l’homme qu’elle a tellement aimé avant de rencontrer le compagnon avec qui elle partage maintenant sa vie. C’est alors qu’elle remarque l’absence de ce dernier, et s’en étonne. La voix dans sa nuque se double d’une pression sur son épaule, et parle de la surprise de ces retrouvailles, chuchote que rien n’est jamais perdu, qu’il est encore temps…Elle sent qu’elle chavire, que ses belles résolutions flanchent, que la voix a rouvert la boîte qu’elle avait crue fermée à double tour. C’est si bon de le croire, encore une fois…Elle baigne dans un sentiment d’évidence, sur lequel la culpabilité n’a aucune prise. Un moment de pur présent, qui annule le passé et ignore que l’avenir ne promet rien. Elle s’apprête à le suivre, quand une brusque agitation la sépare de lui, lui laissant une intense sensation de froid et de vide. Elle ne comprend pas ce qui se passe, elle a juste conscience que quelque chose n’aura pas lieu, qu’elle regrettera toujours, et qui était portant à portée de main : la main qu’elle tend et qui se referme sur le vide…. Le bruit d’un sanglot dévie brusquement le fil de ses pensées.
Il est tiré du sommeil par le geste qu’elle a fait pour retenir son ancien amour perdu ; elle ouvre les yeux au même moment au bruit de ses pleurs. Ils se regardent, sans se voir. Dans la brève confusion qui précède le réveil, il a le temps de bredouiller « pourquoi tu m’abandonnes ? » ; avant d’avoir clairement compris où elle était, elle pense « c’est toi ? »… Puis le lit, la chambre, l’autre, se remettent en place, ils sont éveillés, ils se sourient. « Tu as bien dormi ? », demande-t-il. « Très bien, et toi ? » Les images de la nuit s’estompent déjà, bientôt ils auront même oublié les avoir rêvées. Ils se lèvent, préparent le petit déjeuner, se succèdent dans la salle de bains. En appliquant son rouge à lèvres face au miroir, elle a la fugace impression, qu’elle ne cherche pas à élucider, d’un geste vu récemment. Puis chacun part vers son travail de la journée. Ils rentreront chez eux le soir, heureux de se retrouver.
A travers les inquiétudes et regrets, frustrations et désirs compliqués de deux êtres qui trouvent expression dans cet écrit, il justifie son titre mathématique. Le format est mathématique aussi par sa symétrie. Deux époux rêvent. Chacun est éveillé par le dernier geste que fait l’autre en sortant de son rêve. L’homme éveille la femme en sanglotant parce qu’il l’a perdue dans le rêve. Elle l’éveille en tendant sa main vers un autre homme qu’elle a perdu dans le sien.
RépondreSupprimerLe recours au rêve dans l’écriture ou de vive voix est risquée. Soit son contenu se conforme trop au sens que l’auteur veut lui donner pour les besoins de son intrigue ; soit le rêveur assomme son auditoire par l’inconséquence ennuyeuse d’un récit qu’il est seul à trouver fascinant.
Sur le clavier d’un auteur que n’intéressent ni la qualité de son écriture ni la motivation du rêveur, ni un quelconque regard sur la nature humaine, le résultat peut être affligeant de banalité. Il exploite le vieux schéma, usé jusqu’à la corde, de l’homme qui se trouve embarqué dans une aventure fantastique, sinistre ou cocasse selon son idée de l’attente de son lectorat, et souvent (trop souvent !) dépendant d’une faille temporelle. Au moment du dénouement dramatique le rêveur s’éveille, à la grande surprise supposée du lecteur. « Ça alors ! » est censé être sa réaction ravie.
MB ne se complaît pas dans de telles âneries. Les deux rêves qu’elle détaille invitent le lecteur lui-même à la rêverie, l’incitent à jouer le jeu de l’interprétation, comme on fait un mots-croisés.
L’homme, par exemple, est encombré d’une valide lourde au « contenu irremplaçable » qu’il craint de perdre. Son angoisse pourrait aussi bien venir de son désir de s’en débarrasser, frustré par le devoir de porter la responsabilité de son passé. La peine que lui font ses anciens collègues devenus indifférents reflète peut-être son sentiment de culpabilité à vouloir tourner le dos au passé qu’ils représenteraient. L’indifférence de sa femme pourrait aussi bien être la sienne pour elle, ou bien un rappel de la fragilité de la relation.
La femme rêve d’une ambiance presque sensuelle, où elle est entourée de gens plaisants, et avec de petites touches oniriques, telle la femme qui ne maquille que la moitié de son visage, ou le phénomène d’être « en même temps dehors et à l’intérieur de la villa ». Cette ambiance est rompue par la voix de celui qui a été son grand amour dans le passé. Déchirée, elle est plongée dans le désespoir de cette perte, l’envie de céder encore quelques instants à l’amant. Elle ne s’en remettra jamais… puis s’éveille à la réalité.
Ces deux rêves révèlent les micro-fissures dans une relation de couple, fissures aussi fines, aussi invisibles de l’extérieur, que celles qui traversent un service de porcelaine comme des cheveux. Les rêves ont permis aux rêveurs, de la façon la plus discrète possible et sans laisser de traces conscientes, de prendre en compte les faiblesses dans ce qu’ils partagent. A la fin, après une journée au travail, ils sont « heureux de se retrouver ».
La nouvelle est délicate, évocatrice, touche à des aspects compliqués d’une relation et la façon dont ils sont résolus, en allant vers sa fin heureuse. Et le fait en respectant une rigueur mathématique.