Denis
Mahaffey
"Il se réveillait de plus en plus souvent le matin avec
l’impression d’avoir mal dormi, d’avoir eu des rêves tumultueux"
Ferrovimania
Le temps se coagule.
Puis une musique lui rend sa fluidité. Elle vient d’une grande caisse rectangulaire, entre piano droit et piano à queue, le couvercle ni fermé ni grand ouvert, ménageant une fente par laquelle les notes sortent et s’amplifient. Quel piano ? Ni un Gaveau policé, ni un Willis canadien qui étoufferait son propre son ; ni surtout un Steinway possédant toutes les qualités sauf la démesure. Un Erard peut-être, capable, sous les doigts d’un musicien aimant les effets forts et peu soucieux de nuances subtiles, de faire sonner les retentissements et résonner les murs et les oreilles. Un tel instrument fait entendre une réplique ombrée de ses sons, à percevoir avec une autre ouïe, celle de l’entendement plus que de l’écoute.
Derrière son instrument, le pianiste joue l’Appassionata de Beethoven, ses premiers passages à arpèges inquiets interrompus par des explosions déréglées. La musique émerge en lumière des ouvertures du piano. Puis elle change, ne correspond plus à la sonate, suit un chapelet de phrases ascendantes d’un lyrisme sans borne, plus Brahms que Beethoven. L’appréciation devient une pulsion d’exaltation, une joie d’être en vie. Cela dépasse le plaisir des sons, éveille une aspiration à s’y fondre, à les suivre vers d’autres niveaux de conscience, à se mettre en état d’adoration.
Un chant choral s’y joint, ramène la musique au niveau humain. L’ingénieur du son descend de la régie, arrête les choristes, demande une petite reprise pour l’enregistrement. « Il y a un « eur » qui ne va pas. » Une quête tatillonne de la perfection technique !
Sans transition – et le dormeur ne soupçonne encore rien – tout le monde veut danser. Où est la musique ? Tiens, pourquoi il ne chanterait pas pour eux, des airs irlandais, quoi d’autre ? Les mots, la mélodie sortent de sa bouche avec tant de naturel qu’il ne sait même pas ce qu’il chante. Mais il va falloir enchaîner. Au milieu de la première chanson l’inquiétude le saisit. Une panique familière, et c’est par la familiarité qu’il reconnaît le sortilège des rêves.
Le somnifère prescrit a fait ce qu’il fallait : suspendre le ralentissement pathologique du temps hospitalier, réduire non pas sa durée mais son poids. La même exaltation que dans le rêve le traverse. Il survivra à tout, dont le temps qui l’enchaîne.
Il se repère. Le lit, le drap, les tuyaux l’attachant aux sachets pour le calmer et le nourrir, à la poche pour le vider.
Il se repère par rapport à son corps, troué et recousu, privé d’aisance et de souplesse, mais ressenti avec une nouvelle intensité jusqu’aux viscères. Petit enfant, il avait vu sa ville natale en feu après un bombardement. « Alors, c’est ça une ville en flammes » avait-il noté, comme quelque chose de normal – distinguer le normal de l’anormal dépasse l’entendement enfantin. Plus troublants étaient les tuyaux d’arrosage déroulés par des pompiers venus de toute l’île pour porter secours, entortillés sur les chaussées et les trottoirs comme les boyaux de la ville.
A présent un froid, comme un doigt de glace, se pose sur lui. La mort est dans les parages, rappelant ainsi que l’épouvante vient, non pas de l’interruption technique d’une vie, mais du non-être – le froid absolu - que l’être ne peut regarder, ni en face ni en coin. La leçon faite, le doigt se retire.
Le contact avec son voisin de chambre, arrivé avant lui pour une première hospitalisation, souffrant de divers cancers identifiés et non-identifiés, est inédit pour chacun. Tout quant-à-soi est absent, la parole est ordinaire mais communique ce qui compte dans la vie de chacun. Ils s’estiment, ils s’aiment bien. De longs silences sont partagés, ponctués par une remarque ou un échange. Un fils de chacun vient en visite. « Un brave garçon » dit le voisin ensuite. « Comme le vôtre. » il répond.
Le temps se fait à cette irrégularité, accélère ou ralentit pour épouser les paroles, les silences.
Entre le voisin et sa femme la conversation est surtout pratique, parfois acerbe. Mais un jour il lui dit « Alors comme ça, tu prends tes habitudes de dormir seule. » Entendue de l’autre côté du maigre rideau, replié ou tendu selon les gestes infirmiers, la phrase dit la perte d’une relation, avec des cadences de poète. Elle interrompt l’écoulement du temps, comme un branchage dans un filet d’eau, sans arrêter son cours. Réconcilié enfin avec ce qui se passe, le rythme reflète, non pas le tic-tac mécanique des machines qui le mesurent, mais le mouvement du cœur qui se serre, se desserre pour suivre les mouvements de la vie.
Etre témoin de ce qui se passe sans en être submergé, que ce soit tragédie ou farce, voilà la source d’un bonheur souple, prêt à bondir, prêt à s’immobiliser. Le temps l’accompagne dorénavant, un brave chien qui tire sur sa laisse pour courir à l’avant, ou traîner derrière, ou s’arrêter devant une découverte irrésistible. Homme, il est le maître accommodant. Heureux, et même, musclé dans sa maîtrise, appassionato.
Puis une musique lui rend sa fluidité. Elle vient d’une grande caisse rectangulaire, entre piano droit et piano à queue, le couvercle ni fermé ni grand ouvert, ménageant une fente par laquelle les notes sortent et s’amplifient. Quel piano ? Ni un Gaveau policé, ni un Willis canadien qui étoufferait son propre son ; ni surtout un Steinway possédant toutes les qualités sauf la démesure. Un Erard peut-être, capable, sous les doigts d’un musicien aimant les effets forts et peu soucieux de nuances subtiles, de faire sonner les retentissements et résonner les murs et les oreilles. Un tel instrument fait entendre une réplique ombrée de ses sons, à percevoir avec une autre ouïe, celle de l’entendement plus que de l’écoute.
Derrière son instrument, le pianiste joue l’Appassionata de Beethoven, ses premiers passages à arpèges inquiets interrompus par des explosions déréglées. La musique émerge en lumière des ouvertures du piano. Puis elle change, ne correspond plus à la sonate, suit un chapelet de phrases ascendantes d’un lyrisme sans borne, plus Brahms que Beethoven. L’appréciation devient une pulsion d’exaltation, une joie d’être en vie. Cela dépasse le plaisir des sons, éveille une aspiration à s’y fondre, à les suivre vers d’autres niveaux de conscience, à se mettre en état d’adoration.
Un chant choral s’y joint, ramène la musique au niveau humain. L’ingénieur du son descend de la régie, arrête les choristes, demande une petite reprise pour l’enregistrement. « Il y a un « eur » qui ne va pas. » Une quête tatillonne de la perfection technique !
Sans transition – et le dormeur ne soupçonne encore rien – tout le monde veut danser. Où est la musique ? Tiens, pourquoi il ne chanterait pas pour eux, des airs irlandais, quoi d’autre ? Les mots, la mélodie sortent de sa bouche avec tant de naturel qu’il ne sait même pas ce qu’il chante. Mais il va falloir enchaîner. Au milieu de la première chanson l’inquiétude le saisit. Une panique familière, et c’est par la familiarité qu’il reconnaît le sortilège des rêves.
Le somnifère prescrit a fait ce qu’il fallait : suspendre le ralentissement pathologique du temps hospitalier, réduire non pas sa durée mais son poids. La même exaltation que dans le rêve le traverse. Il survivra à tout, dont le temps qui l’enchaîne.
Il se repère. Le lit, le drap, les tuyaux l’attachant aux sachets pour le calmer et le nourrir, à la poche pour le vider.
Il se repère par rapport à son corps, troué et recousu, privé d’aisance et de souplesse, mais ressenti avec une nouvelle intensité jusqu’aux viscères. Petit enfant, il avait vu sa ville natale en feu après un bombardement. « Alors, c’est ça une ville en flammes » avait-il noté, comme quelque chose de normal – distinguer le normal de l’anormal dépasse l’entendement enfantin. Plus troublants étaient les tuyaux d’arrosage déroulés par des pompiers venus de toute l’île pour porter secours, entortillés sur les chaussées et les trottoirs comme les boyaux de la ville.
A présent un froid, comme un doigt de glace, se pose sur lui. La mort est dans les parages, rappelant ainsi que l’épouvante vient, non pas de l’interruption technique d’une vie, mais du non-être – le froid absolu - que l’être ne peut regarder, ni en face ni en coin. La leçon faite, le doigt se retire.
Le contact avec son voisin de chambre, arrivé avant lui pour une première hospitalisation, souffrant de divers cancers identifiés et non-identifiés, est inédit pour chacun. Tout quant-à-soi est absent, la parole est ordinaire mais communique ce qui compte dans la vie de chacun. Ils s’estiment, ils s’aiment bien. De longs silences sont partagés, ponctués par une remarque ou un échange. Un fils de chacun vient en visite. « Un brave garçon » dit le voisin ensuite. « Comme le vôtre. » il répond.
Le temps se fait à cette irrégularité, accélère ou ralentit pour épouser les paroles, les silences.
Entre le voisin et sa femme la conversation est surtout pratique, parfois acerbe. Mais un jour il lui dit « Alors comme ça, tu prends tes habitudes de dormir seule. » Entendue de l’autre côté du maigre rideau, replié ou tendu selon les gestes infirmiers, la phrase dit la perte d’une relation, avec des cadences de poète. Elle interrompt l’écoulement du temps, comme un branchage dans un filet d’eau, sans arrêter son cours. Réconcilié enfin avec ce qui se passe, le rythme reflète, non pas le tic-tac mécanique des machines qui le mesurent, mais le mouvement du cœur qui se serre, se desserre pour suivre les mouvements de la vie.
Etre témoin de ce qui se passe sans en être submergé, que ce soit tragédie ou farce, voilà la source d’un bonheur souple, prêt à bondir, prêt à s’immobiliser. Le temps l’accompagne dorénavant, un brave chien qui tire sur sa laisse pour courir à l’avant, ou traîner derrière, ou s’arrêter devant une découverte irrésistible. Homme, il est le maître accommodant. Heureux, et même, musclé dans sa maîtrise, appassionato.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerLe sommeil ordinaire transporte parfois le dormeur vers des rivages dont il revient légèrement ahuri, incertain au réveil de l’irréalité de ces images hors du temps. Quand le corps est le siège de grands bouleversements, en cas de forte fièvre, ou dans le sommeil chimique prolongeant une opération, ces rêves se font souvent plus complexes, plus riches, plus fluides, et la fantaisie de leur construction s’impose au rêveur : ravi, aux deux sens du terme, par un monde de sensations inédites, il hallucine une nouvelle réalité, dont il gardera peut-être la nostalgie au réveil…
Car le réel auquel le narrateur n’a échappé que provisoirement, c’est celui d’une chambre d’hôpital, d’un corps rafistolé et troué de tuyaux, c’est une maladie au nom redoutable, tenue à distance, mais encore menaçante. Va-t-il se morfondre, s’inquiéter, pleurer sur son sort ? Non, ce narrateur-là semble doué au moins pour la vie, sinon pour le bonheur. La parenthèse chirurgicale est destinée à être fermée. La vie est là qui attend qu’on continue à la vivre, le temps s’est remis en marche, il n’y en a plus à perdre… Le narrateur revenu du pays des songes, a déjà repris les rênes ; il est allégé d’une livre de chair, mais enrichi d’un nouveau savoir : la proximité de la mort, jusqu’alors toute théorique, est devenue une expérience… Qu’est-ce qui a rendu cela possible, sinon le goût de vivre ?
La capacité de maintenir juste assez de distance entre soi et soi pour ne pas se laisser engloutir dans les catastrophes inhérentes à la condition humaine, où va-t-on la chercher ? Dans une confiance en soi construite dans l’enfance sans doute, qui n’est ni de l’orgueil, ni un narcissisme excessif, encore moins une irresponsable légèreté…Il s’agit seulement de rester aux commandes, et de s’assumer comme sujet, jusqu’au bout.