« La mort est dans les parages »
La sonate Appassionata
Anicet a été suivi dans la tombe par son épouse, décédée sept ans après lui. L’abondance du texte gravé sous son nom pourrait laisser penser qu’elle eut une vie et une œuvre. Que nenni ! Elle n’a d’abord ni nom ni prénom : seulement le patronyme de son mari précédé d’un « Mme » qu’on aurait pu écrire en entier…Dessous, cinq lignes assurent qu’elle est « heureuse d’aller retrouver son mari », qui « fut bon père, bon époux, bon grand-père, bon républicain et serviable à tous »…L’éponge et le plantoir m’en tombent des mains ! L’épitaphe de l’épouse est un panégyrique de l’époux !…Cette femme sans nom et sans prénom, avait-elle une profession, des activités, des passions, des talents, qui auraient fait d’elle plus que la femme d’Anicet ? Quel couple formaient-ils ? Étaient-ils une équipe, discutaient-ils des décisions à prendre, ou, plus vraisemblablement hélas, lui apportait-elle ses pantoufles en acquiesçant à toutes ses paroles quand il déposait son cartable à son retour de l’école ?
La génération suivante, celle de mes grands-parents, a choisi des inscriptions plus sobres : un prénom, un nom, deux dates. Au moins pour Georges, mon grand-père. Ma grand-mère, qui lui a survécu presque quarante ans, et a pu pendant cette deuxième vie goûter à l’indépendance, est désignée par le même nom que son mari, précédé d’un « Mme » dont je trouve la forme désinvolte. Il y a donc eu un M. Georges S., qui n’a pas besoin du « M. » pour être identifié, et une Mme Georges S., son épouse, que le « Mme » empêche d’être tout à fait confondue avec lui... J’ai pourtant toujours entendu ma grand-mère désignée par son prénom à elle, Angèle, que je trouvais bien joli. Quel conformisme social lui a dicté cette ultime décision de s’effacer ainsi derrière lui pour l’éternité, elle qui savait ruer dans les brancards quand il le fallait ? Georges, je ne l’ai pas connu, il est mort à la veille de la seconde guerre mondiale, d’une maladie pulmonaire contractée dans les tranchées de la première. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai connu autour de ma grand-mère une famille de femmes, qu’elle gérait avec une autorité superflue, ses filles étant toutes disposées à lui obéir au doigt et à l’œil. La confidence d’un lointain cousin, le jour de son enterrement, me laisse penser qu’elle n’avait pas attendu la mort de son époux pour régner sans partage… Une famille où tout s’accordait au féminin, et où les mâles n’avaient pas de place : les maris, tardifs, des deux filles aînées furent tout juste tolérés, et le célibat imposé à la troisième. Dans les récits de son épouse et ses filles, Georges apparaissait comme un être sans défaut, paré de toutes les vertus. Et s’il n’était pas mort, lui auraient-elles voué le même culte ? ai-je pensé un peu méchamment dès mon adolescence. Une sorte de saint, en somme, si le mot n’était pas parfaitement incongru dans cette famille de mécréants patentés…Mes grands-parents s’étaient mariés civilement (au début du vingtième siècle, ce ne devait pas être banal !), ni baptême ni communion n’ont jamais corrompu l’athéisme des générations suivantes. Quand on lui parlait d’une amie, d’un camarade de classe, la première question de ma grand-mère était : « est-il laïque ?»
La phrase qui court à la base de la dalle me laisse du coup très perplexe : « la vie est un passage, la mort est un réveil ». Qui a bien pu être à l’origine d’un tel adage, dans cette lignée d’athées radicaux et notoires ? L’arrière- grand-mère sans nom était-elle une traîtresse à la cause, qui a voulu le faire savoir à l’heure du trépas ? Un doute a-t-il un jour fêlé la cuirasse d’incroyance de l’un ou l’autre ? Je ne le saurai jamais : la génération qui m’a précédée s’est éteinte, personne n’est plus là pour répondre à des questions qui viennent trop tard.
Faute de place sur la dalle, les noms de ma mère et de ma tante sont inscrits sur les côtés du monument. Malgré le passage du temps et l’évolution des mœurs, chacune repose dépossédée d’une partie de son identité. Ma tante, jamais mariée, aurait pu être la seule à revendiquer post mortem ses nom et prénom de naissance : mais on l’a débaptisée (enfin, façon de parler !) à la mort de son père, remplaçant son vrai prénom par une version féminine du sien…Yvonne est devenue Georgette. Ma mère, plus tard, a appelé Georges son seul fils, mon frère…Elle, elle repose sous le nom de son mari, mon père, enterré ailleurs, auprès d’une autre…Elle a rejoint sa mère et sa sœur, comme si sa vie conjugale avait été une longue parenthèse, et son retour dans le giron maternel, fût-il froid comme la tombe, sonne comme un repentir. Son nom est lui aussi précédé de ce « Mme », que je trouve décidément détestable, aujourd’hui: les femmes sont les seules à être désignées par ce marqueur matrimonial, et je vois de la mesquinerie dans cette façon d’abréger le mot, sur une tombe par ailleurs peu avare en inscriptions…
Le cimetière de banlieue, en ce matin ensoleillé de novembre, est égayé par les taches éclatantes des fleurs déposées sur les tombes. Il domine l’embouchure de la Marne, qui rejoint là la Seine, à quelques kilomètres de Paris. Le bois de Vincennes est à deux pas. A l’époque d’Anicet, des enfants jouaient au cerceau et au croquet dans les allées, sous l’œil de messieurs cravatés et de femmes en tournures; plus tard, on a dansé dans les guinguettes et canoté sur la rivière. Cent soixante-dix ans se sont écoulés depuis la naissance de mon arrière- grand-père. Aujourd’hui, le fracas de l’autoroute proche trouble la tranquillité des lieux, mais chaque dalle continue à murmurer son histoire singulière. Je range mon matériel de jardinage, et rejoins ma voiture. J’ai rendez-vous avec mon fils. Les fantômes de Saint-Maurice m’accompagnent un bout de chemin, puis partent les uns après les autres sur la pointe des pieds, en me laissant avec les vivants.
Le tailleur, qui taillait non pas le tissu mais la pierre, m’a éloigné avec discrétion de ma mère, m’a amené au fond de son atelier plein d’établis, d’outils et des blocs de marbre ou de granit sur lesquels il travaillait. A voix basse il m’a dit : « Au lieu de mettre ces détails concernant votre père après son nom et ses dates sur la tombe, comme vous le proposez, ne vaudrait-il pas mieux les placer au-dessus ? Comme ça il suffira de faire inscrire plus tard le nom et les dates de votre mère » J’ai acquiescé.
RépondreSupprimerQuelques jours avant j’avais assisté à l’enterrement de mon père ; vingt ans plus tard j’assisterais à celui de ma mère. La tombe, sur une étendue nue en haut du cimetière, qui empiétait toujours plus loin sur les collines au Nord de la ville, attendait le rajout des nouvelles données. Je n’y suis jamais retourné. Je n’ai donc jamais vu le nom de mes deux parents sur leur pierre tombale. Aucun autre ne les précède, ils sont seuls, et le resteront.
Cela explique un pincement d’envie à lire ce texte qui raconte cent soixante-dix ans d’histoire familiale, mais aussi sociale, à travers les noms, dates, épitaphes et civilités des membres de la famille maternelle de l’auteur. Le ton est intime ; le lecteur est invité dans cette famille, dont les membres lui sont présentés, génération par génération. Pour les arrière-grands-parents il ne peut s’agir que de répéter ce qui est gravé ; pour la génération suivante, il y a davantage d’information sur le caractère, les destins et les relations personnelles. La mère de l’auteur a pu fournir des informations avant de rejoindre ses ancêtres dans la tombe – son nom relégué sur le côté par manque de place. L’histoire familiale par épitaphe va devoir déménager pour continuer.
Le lecteur apprend la laïcité de la lignée. Venant d’une société ou la religion, étant une marque d’appartenance communautaire autant qu’une question spirituelle, était omniprésente et incontestée, et l’athéisme considéré comme une perversion honteuse à n’admettre sous aucun prétexte en public, je persiste à être frappé par cette tradition en France.
Comme dans toutes les familles, il reste des zones d’ombre, des absences. Il y a l’inscription « La vie est un passage, la mort est un réveil ». Un croyant, une croyante (comme le suppose l’auteur) aurait-il voulu marquer du fer de la foi cette bande de renégats ?
Le texte est intime dans le sens qu’il admet l’attachement de l’auteur à ses origines, laisse entendre l’importance accordée à étudier et analyser l’histoire familiale.
Il est intime aussi dans sa façon de se lever contre le traitement, l’écrasement même, des femmes, telles que les inscriptions les présentent. L’indignation est personnelle. Non seulement les épouses disparaissent derrière le nom de leurs maris, mais le seul mot qui les en distingue est raccourci : « Madame » devient « Mme ». Cette nonchalance par rapport à l’existence indépendante des épouses fait penser à la tournure américaine, décrivant tel couple par le nom du mari mis au pluriel : « the Marshall Greens », « the Charles Joneses ».
La crainte est que cet escamotage tombal ne reflète une servitude domestique. Le hasard donnant parfois l’impression de ne pas arriver par hasard, c’est au moment de relire le texte que j’ai trouvé une remarque par l’écrivain irlandais Colm Toíbin : « Alors que j’écrivais un livre sur la vie des pères d’Oscar Wilde, WB Yeats et James Joyce, je suis devenu conscient de fantômes dans l’embrasure de la porte, des silhouettes qui bougeaient, mal à l’aise et silencieuses, dans les ombres. Toutes étaient des femmes – les épouses, les sœurs, les filles, les amantes. »
L’écrit est intime dans la simplicité de son style, qui ne se permet aucune tournure facile ni convenue. Ayant accompagné et informé le lecteur le long de cette histoire, en évitant toute envolée, l’auteur termine par une image lyrique : « Les fantômes de Saint-Maurice m’accompagnent un bout de chemin, puis partent les uns après les autres sur la pointe des pieds, en me laissant avec les vivants. »