[Le principe de L’échange est que chaque texte inédit prend appui sur un exergue – une citation – choisi dans le dernier texte de l’autre auteur. Cette alternance construit une continuité de texte en texte. L’écrit qui suit y fait entorse, en reprenant un texte précédent avec le même titre pour le réécrire. C’est une autre continuité.]
...poser son regard aussi loin que peut porter la vue
Le Mont Blanc
Journal de Majella O’Connell, 3 juin 1948
« Au Catéchisme, Sean McIlhenny a annoncé que les oiseaux ne peuvent voler que parce que leurs os sont creux, et que les gens ne peuvent pas parce que, vu leur poids, les ailes seraient si grandes qu’ils n’arriveraient pas à les soulever. « Alors comment font les anges ? » Pour réponse, le père McNulty lui a tiré les cheveux courts à côté de l’oreille. Il s’est levé lentement de son pupitre et nous avons ri lâchement de ses geignements. »
Centre psychiatrique Vénérable Matt Talbot
Kreevagh, Comté de Roscommon
Dr Matheson
Bon de sortie temporaire
Date/heure : dimanche 31/05/1957 à 8h40
Patient : (Mme) Joanne Edwards
Accomp. : (Mr) Henry Edwards (époux)
Retour prévu : 17h00
Commentaire(s) :
Action(s) à prendre :
(signé) M. Holohan, infirmière
Kathleen Rourke :
« Ce matin un oiseau pénètre dans un office de l’hôpital par la petite vitre ouvrante en haut des fenêtres qui, par sécurité, sont fixes. Il panique. Les oiseaux sont si légers, comme s’ils ne pesaient rien, alors comment celui-ci peut-il faire ce bruit sourd à chaque impact contre le verre ?
Je n’ai pas le temps. Je le laisse par terre, sous le choc. Ma mère disait qu’un oiseau dans la maison annonce une mort. Une créature qui vit au ciel est piégée pour laisser une âme s’échapper de la terre.
Je veux voir Madame Edwards, qui passe ce dimanche dehors avec son mari. Elle m’aime bien, moi simple fille de salle catholique, alors qu’elle est Protestante, quelqu’un de bien dans la vie, même si elle est enfermée ici.
Je lui rappelle sa petite sœur morte. Parfois, elle fait comme si j’étais cette sœur, ça me met un peu mal à l’aise. Mais elle se calme avec moi, elle sourit, elle me touche les cheveux. Parfois le médecin m’appelle quand elle est agitée.
Je ne serai pas là demain. Je dois aller à Ballinahill. J’ai peur de souffrir et de pécher, mais je n’ai pas le choix. Majella n’est pas libre pour m’accompagner, elle est seule à savoir. »
Joanne Edwards :
« La petite Kathleen vient me voir partir. Elle me fait penser à ma sœur Angela morte à trois mois. C’est parfois Angela elle-même qui est là, et alors je parle tout bas, tout bas, elle est si loin, depuis le temps.
Henry et moi nous allons d’abord dans un café de la rue principale, boire un bon thé, mieux que l’eau de vaisselle qu’on nous sert à l’asile.
Il m’aime, ça se voit, mais il est mal à l’aise, ne me regarde dans les yeux que quand il se dit qu’il doit le faire. Je suis heureuse, je souris, je regarde autour de moi, les gens aux autres tables. La vie est une pure splendeur. Le soleil brille entre les nuages qui se chassent.
« Dimanche prochain les enfants viendront te voir à l’hôpital. Tu es contente ? » Je souris, mais derrière les lèvres. Les voir, c’est savoir que le monde tourne bien, mais il ne faut rien dire.
Henry sait que j’aime aller sur le lac. Nous nous installons dans le bateau sous le grand panneau McIlhenny & Fils, Bateaux à louer. A part nous, seuls deux garçons assis côte à côte apprennent péniblement à faire avancer le leur. Comme mes frères, toujours ensemble alors que je vivais seule dans l'ombre dorée de ma sœur. Ma petite sœur aînée, née et morte avant moi. Henry rame, je me mets à l’avant, regarde la réflexion des arbres dans l’eau, qui est labourée par le mouvement du bateau. Ma propre réflexion se trouble autant, et son tremblement se communique à mon corps, me rappelant à l’ordre, m’imposant ses intentions. Je demande à Henry d’aller plus près de la berge, là où l’eau est sombre. Le bateau s’arrête, l’eau est comme une glace. Je la touche avec mes doigts, me penche jusqu’à être au plus près et, en vérifiant qu’Henry ne peut pas m’entendre, je murmure ce que ma réflexion veut dire, à travers le clapotis que font mes doigts. Puis je me redresse, prends Henry par les épaules et l’embrasse dans le cou.
Nous déjeunons au restaurant, parlons comme si nous étions un couple normal. Je suis animée, je ris, je parle fort. Les gens me regardent, m’apprécient. J’aborde le serveur, le questionne, ris encore. Quand je pense aux enfants, je n’arrive même pas à m’arrêter de rigoler. Henry cache son inquiétude avec de trop grands sourires.
Après, je demande à aller à la vieille maison. Henry ne veut pas. J’insiste, inflexible. Dans le village on l’appelait le « château », mais c’était juste une grande maison où j’ai grandi avec mes parents. Depuis la dernière fois le lierre, qui couvrait platement les restes de murs, a fait une poussée, levant partout des têtes couronnées de baies noires. Serait-il complice des ruines, en cachant leur résurrection, d’abord imperceptible ? Bientôt les hauts murs jailliront de la terre, aux portes sans langue, aux fenêtres sans yeux, la maison morte mais vivante ?
Je hurle, je cours, je tombe, me relève, morte mais vivante. La maison a été incendiée bien après notre départ, mais elle me brûle comme si elle flambait encore. Henry me rattrape, m’étreint, me calme, mais sans avoir la moindre idée de moi. »
Kathleen Rourke :
« Mme Edwards est rentrée. Je m’occupe d’elle, mais en pensant à demain. Elle me scrute, elle qui pendant des mois ne regarde personne, me prend par les épaules, me fait lever les yeux. Elle dit « Ca ne va pas. Qu’est-ce qu’il y a ? » Je suis si surprise que je fonds en larmes, m’étouffe presque. Je la regarde : « Demain je ne serai pas là. Je dois aller à Ballinahill. Je dois voir une femme. Elle m’aidera. » Mme Edwards m’entoure de ses bras, met ma tête sur son épaule. Je sanglote comme si je vomissais, mes entrailles se tordent – ces entrailles-là qui m’ont trahie autant que l’homme qui est responsable.
Je me calme, m’efforce, me détache. Si quelqu’un nous voyait, moi la soignante, elle la patiente…
Elle a le regard clair. « Ce matin, nous avons pris un bateau, mon mari et moi. Nous sommes allés au fond du lac, pour que personne ne nous entende, et nous avons décidé d’y amener les enfants la semaine prochaine et de les noyer. » J’ai l’impression de mourir. « Tu vois, Angela, c’est comme ça qu’ils seront en sécurité, mes enfants, ton bébé. Nos parents n’auraient pas compris, mais c’est ainsi. »
Elle délire, c’est sûr, mais si c’était vrai, un complot ? Je devrai prévenir. J’aimerais mieux pas. Mais ses enfants...
Elle devient insistante, commence à grelotter, pleure, s’allonge par terre. Les infirmières arrivent en courant. Plus tard, le Dr McLeod m’appelle.
Avant de rentrer à la maison, je vais dans l’office voir ce qu’il en est de l’oiseau. Il est par terre, tout ramassé comme un chat. Est-il mort ? Je m’approche pour recueillir le corps, mais il se dresse, se sauve sous la chaise en sautillant, s’arrête, aux aguets
.
Si j’étais là demain, je viendrais avec Majella, nous l’attraperions et le mettrions dehors. Il prendrait son envol comme un éclair puis, insouciant, broderait son passage invisible au ciel. »
Centre psychiatrique Vénérable Matt Talbot
Kreevagh, Comté de Roscommon
Dr Matheson
Bon de retour de sortie
Date/heure : dimanche 31/05/1957 à 15h10
Patient : (Mme) Joanne Edwards
Accomp. : (Mr) Henry Edwards (époux)
Retour prévu : 17h00
Commentaire(s) : Patiente perturbée. Calmant (2xdexoth.). Selon M. Edwards, matinée très bien passée. Ont pris un bateau sur le plan d’eau. Déjeuner en tête à tête bien passé. Après-midi, troublée en visitant sa maison d’enfance. L’ai revue seule plus tard. De plus en plus agitée. Appelé K. Elle me dit en aparté que la patiente est anxieuse pour ses enfants. Piqûre 100mg Lestonex.
Action(s) à prendre : Annuler visite familiale du 7/06/1957.
(signé)R. McLeod (Dr)
Dimanche 7 juin 1957, au milieu de l’après-midi :
Un chemin carrossable monte vers l’asile de Kreevagh, gros bloc de pierre dont les bâtisseurs ont tenté de dissimuler la sévérité institutionnelle en ajoutant quelques fioritures autour du toit, des moulures au niveau du premier étage, un rinceau au dessus de chaque ouverture.
Sous un ciel encombré et une pluie intermittente, deux jeunes femmes descendent lentement ce chemin. La plus grande, aux cheveux roux, donne le bras à l’autre, qui marche à petits pas. Ses traits tirés, ses lèvres crispées, ses yeux baissés forment un masque sur le visage. Elle ne regarde pas les oiseaux qui survolent l’asile, fragments noirs balayés par le vent.
A sept milles de là, dans une maison carrée posée sur la plaine, un homme fait des puzzles avec trois enfants, deux garçons, une fillette aux cheveux indisciplinés tenus par un ruban. Il rit avec eux. De temps en temps il regarde la fenêtre. Il consulte sa montre, prend sa fille dans ses bras, laisse les garçons un temps placer seuls les pièces.
Sur le lac, l’un des bateaux zigzague, parce que les deux garçons n’arrivent toujours pas à accorder leurs coups de rame.
Dans un dortoir de l’asile une femme est étendue sur son lit, les jambes croisées à la cheville, la respiration légère, le corps décontracté dans sa robe soyeuse et élégante. Ses yeux fixent le plafond. Elle voudrait le traverser par l’intensité du regard, puis fracasser le toit, ouvrant une brèche pour rejoindre les oiseaux en vol. Mais ses ailes ne porteraient pas le poids de son corps. Elle replongerait à l’intérieur de l’asile, l’élan perdu. Les oiseaux regarderaient sa chute avec une grande bienveillance.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerQuand un texte en reprend un autre, précédemment publié, en le réécrivant, le rôle du commentateur est d’abord de se demander quelles sont les raisons de cette re-création. La seconde mouture, un peu plus longue que la première, semble dire que celle-ci comportait des oublis ; les phrases modifiées pourraient laisser penser à un remords esthétique de l’auteur, désireux que son expression soit la plus agréable possible, ou à un souci de clarifier ce qui restait obscur.
Force est de constater que la réécriture ne semble guère correspondre à un besoin d’explications. Le second texte laisse le lecteur aussi incertain que le premier, sinon plus…Voilà que d’emblée un nouveau personnage apparaît, sous la forme de quelques phrases écrites en 1948, c’est-à-dire sept ans avant les faits relatés dans le corps du texte : qui est cette Majella ? Sans doute une amie d’enfance de Kathleen, l’aide-soignante, qui regrette qu’elle ne puisse l’accompagner le lendemain lorsqu’elle ira voir la faiseuse d’anges de Balinahill. Est-ce elle qui est à ses côtés et la soutient, le dimanche 31 mai, sur le chemin descendant de la clinique ?
Joanne, elle, se montre cette fois dans un état beaucoup plus grave que dans le premier texte. Sa gaîté forcée, lors de la promenade avec son mari, cache une décision inébranlable d’en finir. La « petite sœur morte », dont la première version aurait pu faire croire au lecteur qu’elle était une cadette de Joanne, était en réalité sa sœur aînée, décédée à trois mois : Joanne ne l’a donc jamais connue, c’est un fantôme qui pèse de tout son poids mortifère sur sa vie.
La réécriture ne donne pas d’explications, et sans doute seraient-elles inutiles. L’impression laissée après la lecture est que la folie de Joanne, quel que soit son nom, est une façon qu’elle a trouvée d’habiter encore un peu un monde où elle n’a plus sa place. Elle vit dans un univers de correspondances, où les êtres et les choses sont reliés par des liens mystérieux, forgés dans l’enfance et les ténèbres de l’inconscient : ses deux frères, les deux garçons sur le lac, et ses deux fils ; l’oiseau tombé dans l’office, les oiseaux évoqués par le prêtre autrefois, et ceux que Joanne voit voler dans le ciel ; les anges cités par le petit Sean au catéchisme, et l’activité de la femme de Balinahill. Les prescriptions du docteur McLeod ne changeront rien à ce réseau de significations…
La mort est là, partout présente : l’oiseau moribond, la petite sœur disparue, l’eau si attirante du lac, la grossesse interrompue, la maison brûlée…Même le mois de juin ne parvient pas à ranimer le paysage, balayé par la pluie sous un ciel encombré. Les enfants sont en sécurité, leur père s’occupe d’eux. Il n’y a plus pour Joanne qu’à mettre sa belle robe et attendre la fin.