"la vie est un passage..."
Les fantômes de Saint-Maurice
Une fois, Jean Genet m’a regardé.
Dans les années Soixante-dix, comme une boule ricochant sur les champignons d’un flipper à la vitesse des trains et des paquebots transmanche, je multipliais les voyages entre Paris et Londres. Le choix de trajets était large et je les variais à l’envi, en décidant à l’avance, ou la veille, ou le matin même.
Il y avait deux options générales. Je pouvais rester sur les campagnes plates de la grande plaine qui va de l’Oural à l’Est de l’Angleterre, et donc sauter dans un train pour Calais ou Boulogne, traverser la Manche et prendre un autre train à Douvres ou Folkestone pour Londres ; ou passer par Dunkerque, dans un train qui montait sur le bateau et en redescendait dans un vacarme nocturne de grincements de ferraille.
L’autre option offrait la voie la plus longue mais la plus belle, un voyage plus qu’un déplacement interurbain, en pénétrant dans le bocage normand, où les méandres de rus forment des rinceaux sur les prés à vaches, jusqu’à Dieppe. Le train traversait la ville au pas jusqu’au port, les passagers embarquaient, le paquebot larguait les amarres et glissait le long du quai en face des cafés et restaurants de touristes vers le large. En face, le train attendait à Whitehaven, au bord de la campagne anglaise dont les haies et bosquets jouaient à cache-cache avec les champs, et que le train parcourait au rythme anglais, c'est-à-dire nonchalamment avec tout de même quelques accélérations soudaines, avant de s’engager dans la banlieue colossale qui ceinture Londres.
Pour revenir, je partais de la gare de Victoria et suivais les mêmes itinéraires à l’envers. J’habitais Paris mais me languissais de Londres où j’avais passé trois ans hauts en couleur, et le retour ne suscitait pas la même anticipation que l’aller. Je vivais en appartement à Paris, et logeais à Londres chez des amis que, avec un sans-gêne de jeune, je ne prévenais qu’en sonnant à leur porte.
Les paquebots se ressemblaient, mais les trains des deux côtés de la Manche reflétaient des politiques ferroviaires contrastées. Les wagons français étaient grands et hauts et lourds, et leur aménagement était austère, aux bancs rebondis de faux cuir. Du côté anglais ils étaient petits comme des rames de Métro, meublés de bancs en velours défraîchi qui sentaient la poussière et vous accueillaient comme un matelas en plumes.
Je partais presque toujours seul, le restais souvent, faisais parfois connaissance avec d’autres voyageurs. L’oubli a effacé la plupart de ces contacts doublement passagers, d’autres se sont amassés dans un souvenir général nuageux, irisé par quelques touches de couleurs individuelles. Seuls quelques-uns sont restés nets, comme si je les avais enregistrés sur un autre support.
Il y a eu l’Australienne assise en face de moi et dont, entre Paris et Dieppe, j’écrivais dans mon calepin une description détaillée ; puis nous nous sommes parlé. L’écriture me donnait l’impression de la connaître déjà un peu. Nous nous sommes revus à Londres, plus tard à Paris. Je ne lui ai pas parlé de son portrait, cela aurait impliqué une autre intimité que celle que nous partagions.
Un jeune Français qui affichait son snobisme pour en faire rire a appris que j’habitais le 11e arrondissement, quartier de petits artisans et de restaurants où ils mangeaient à midi pour quelques francs, et s’est amusé à mes dépens en édictant : « Un étranger peut se permettre de vivre dans le 11e. Un Français ne le peut pas. »
Encore plus rarement, un contact pouvait être sans parole et pourtant survivre dans les méninges : sourire, froncement de sourcils, bousculade involontaire due à un cahotement du train ou une embardée du bateau.
Une seule fois, un regard est resté gravé.
Sur le train de Douvres à Londres je passais dans le couloir d’un wagon de première classe. Devant la porte vitrée d'un des petits compartiments-salons avec leurs accoudoirs capitonnés et têtières blanches un passager attendait le contrôleur. Il portait un pantalon de velours côtelé de couleur vert crémeux, un polo à col roulé plus foncé, et un blouson de cuir marron. C’était Jean Genet, dont le nez en trompette, le menton en saillie et le crâne rond dégarni lui faisaient une tête de dur, même de brute épaisse, mais que contredisaient la bouche perpétuellement sur le point de sourire ou de parler, les yeux dans leurs orbites profondes comme des brèches dans une falaise, l’expression en éveil pour ne rien rater d’intéressant, ou de menaçant.
Il m’a vu. Il m’a remarqué, ses yeux s’arrêtant de surveiller le couloir pour me regarder, puis poursuivant leur mouvement. Je l’avais reconnu, mais en le dissimulant pour exclure que son coup d’œil pût y répondre, soit aimablement soit en s’irritant de ne pas pouvoir se déplacer incognito.
Il m’a regardé.
M’a-t-il désiré ? Je crois que son regard était banalement masculin, un balayage automatique des passants pour évaluer leur désirabilité, en ralentissant sur ceux qui susciteraient une attirance, sans penser, sauf exception, à aller plus loin. D’après ce critère j’étais apparemment désirable, mais pas une exception.
Etant venu vivre en France j’avais vu Les Paravents et lu Notre Dame des Fleurs. J’avais découvert que la culture de ce nouveau pays, au-delà des classiques appris au niveau scolaire, mariait une liberté aveuglante de langage et de style à une indécence trouble et éloquente.
Leur auteur venait de me regarder. Je chargeais son regard de tout ce qui m’avait déniaisé dans son œuvre et engendré mon éblouissement, c'est-à-dire une admiration dont je ne pouvais ni tracer les contours ni expliciter les effets.
Ici, enfin, ce regard, enserré dans des itinéraires de chemin de fer et maritimes, est devenu une histoire.
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