« …hésitant entre le bleu et le vert »
Les beaux yeux de Simone
Dès que le plus jeune d’entre nous a été capable de tenir sur ses jambes, nos parents nous ont emmenés passer des vacances à la montagne. Obéissant sans doute à leur goût pour une nature intacte, et à cette époque encore peu fréquentée, ils avaient aussi le souci de faire respirer l’air des sommets un mois par an à leur progéniture, asphyxiée durant les onze autres par les gaz d’échappement et l’atmosphère polluée (on n’employait alors pas encore ce terme) de la banlieue parisienne où ils habitaient. L’altitude devait leur sembler le remède souverain pour décrasser nos poumons juvéniles, et éloigner le spectre de maladies encore menaçantes dans les années d’après-guerre.
L’altitude des lieux où nous posions chaque été nos valises augmentait en même temps que la longueur de nos jambes et l’endurance de nos mollets : à sept ans nous caracolions sur les pentes auvergnates, à dix sur les escarpements des Bauges, et à l’adolescence nous gravissions nos premiers 3000. Chaque été, donc, tous les deux ou trois jours, nous nous levions avant l’aube, chaussions nos godillots, et entamions une marche d’approche de plusieurs kilomètres, avant d’être à pied d’œuvre pour l’escalade d’un sommet des environs. L’ascension avait été préparée à l’avance grâce à une carte d’état-major, ce qui n’empêchait nullement que nous nous égariions, notre père, auto désigné premier de cordée, ayant de l’inclination pour les itinéraires alternatifs.
Fallait-il que nous soyions tous tombés amoureux de la montagne pour que ce régime ne nous en ait pas dégoûtés à tout jamais ! Je ne me souviens pas qu’aucun de nous, même dans son âge d’adolescent bougon, ait jamais exprimé la moindre opposition au moment de se mettre en route…Bien au contraire, il a fait de nous d’incorrigibles marcheurs : encore maintenant, alors que nous avons tous dépassé l’âge de la retraite, il suffit que nous nous retrouvions tous ensemble pour qu’une irrépressible envie de grimper nous jette sur le premier sentier à portée de nos pieds.
Quand, après un réveil matinal, des heures et des heures d’effort, nous arrivions au but, le roi n’était pas notre cousin, comme le dit cette expression que notre idiome familial affectionnait. Contempler la vallée depuis une cime, être au-dessus des sommets qui paraissaient si hauts vus d’en bas, poser son regard aussi loin que peut porter la vue, nous procurait une excitation intense, où la fierté d’être arrivé là et l’émotion face à la beauté du panorama s’accompagnaient, je m’en rends compte maintenant, d’une sorte d’orgueil de caste.
A l’époque, la montagne était peu fréquentée, et seulement par ceux qui l’aimaient et la respectaient vraiment. Dans notre entourage, ceux qui partaient en vacances – ils étaient rares - n’auraient jamais eu l’idée d’y mettre les pieds. Nous avions l’impression de faire partie d’une coterie d’initiés, aux goûts élevés et peu communs ; à la rentrée, nous écoutions avec un brin de condescendance nos camarades évoquer des séjours à la plage ou à la campagne. Nous prenions des poses de connaisseurs, nous passionnions pour des récits de premières hivernales et de courses à hauts risques, consternés de constater que nous étions entourés de béotiens, ignorant qui était Bonatti et où se trouvait le refuge du Goûter... Je me rappelle avec quelle morgue nous avions accueilli la nouvelle du projet de construction du téléphérique de l’Aiguille du Midi ! Que le spectacle des sommets qui nous faisaient rêver et des glaciers éblouissants soit accessible à des foules en baskets, en échange du seul prix d’un billet, nous paraissait scandaleux: ce paysage ne se donnait pas au premier venu, il était réservé à ceux qui le gagnaient à la force de leurs mollets, seuls capables d’ailleurs de l’apprécier. Nous étions des enfants d’ouvriers, habitants de la banlieue rouge, et nous nous prenions pour des aristocrates de la montagne, chamoniards depuis des générations…
Ce qui nous enchantait, c’était l’altitude. Il fallait grimper chaque fois plus haut, toujours plus haut. Le Mont-Blanc était donc paré pour nous de toutes les vertus. On pouvait le contempler depuis tous les sommets des Alpes que nous gravissions, il était devenu pour nous l’emblème de la montagne que nous aimions, puisqu’il était le plus haut. Nous nous étions même promis de le gravir un jour tous les quatre, quand nous serions adultes. Deux d’entre nous l’ont fait... Voir le Mont-Blanc est devenu au fil des années le but absolu de chaque ascension, une raison de se mettre en route : si de là-haut, on voyait le Mont-Blanc, alors il fallait y aller…Quand nous en parlions, il n’était parfois même pas besoin de le nommer : on le verrait. On va le voir ? Alors, en route ! Le spectacle qu’il proposait justifiait tous les efforts…
Tout récemment, j’ai séjourné à Lyon. Du haut de la colline de Fourvière, la vue s’étend très loin par beau temps. Un massif reconnaissable entre tous se découpait ce jour-là à l’horizon. La silhouette du Mont-Blanc sera imprimée dans ma mémoire jusqu’à mon dernier jour, et pourtant, à ce moment-là, je n’ai pas voulu le reconnaître : qu’il fût visible, dans toute sa splendeur, aussi facilement, aussi banalement, après seulement quelques minutes de funiculaire, n’était pas pour moi dans l’ordre des choses. J’en étais frustrée et presque gênée, comme par un cadeau immérité.
« Le roi n’était pas notre cousin » disaient le famille de l’auteur après une balade en montagne. Chez nous on disait « I wouldn’t call the king my cousin » - « je n’appellerais pas le roi mon cousin ». Voilà comment jubiler de pays en pays de se sentir si merveilleusement bien qu’on se met plus haut que le haut de la hiérarchie. Pour la joie, bien entendu, sans s’imaginer exercer le pouvoir qui irait avec le rang suprême. Les « aristocrates de la montagne » se sentent nobles, non pas détenteurs de privilèges.
RépondreSupprimerL’innocence de ce sentiment en est un élément essentiel. Ce n’est pas un méfait qui comblerait un non-cousin du roi. Il s’agit d’une grande satisfaction après une réussite, ou d’un sentiment intense et inattendu de bien-être.
Ce récit sur les vacances à la montagne baigne dans l’innocence. Initiative familiale qui prétexte des raisons de santé pour justifier le plaisir de la marche, de l’ascension et de l’atteinte d’altitudes toujours plus hautes. Imaginez : même adolescents, les enfants y adhèrent !
Leur sentiment de condescendance envers ceux qui se satisfont de rester en bas, à la campagne ou au bord de la mer, est légitime, comme toute fierté qui n’abaisse pas l’estime de soi de l’autre. Qui sait ? Les autres jeunes trouvent peut-être pitoyables ces camarades qui n’ont pas la chance de surfer, ou de camper dans les bois.
Chacun se dépasse dans l’effort. Et à l’instar des Communistes habités par l’image du paradis qui suivra le dépérissement de l’Etat, cette famille place le Mont Blanc au-dessus de tout. Il n’est pas nécessaire d’arriver au sommet, mais d’en avoir la vision au bout de chaque montée, en attente d’un lendemain qui chantera…
L’héritage familial est resté intact jusqu’à nos jours. Tous sont d’invétérés marcheurs adultes, surtout quand la fratrie se retrouve. Deux sont même arrivés à vaincre le Mon Blanc.
Le progrès porte un coup à l’innocence de leur fierté. Ils réagissent avec « morgue » à la nouvelle du projet de téléphérique qui remplacerait les mollets de grimpeur. Ils redoutent une invasion de Béotiens en baskets (l’image ne se refuse pas).
Mais la désillusion définitive est arrivée tout récemment, quand l’auteur perçoit le Mont Blanc à partir de Lyon. Regarder le mont sacré sans avoir accompli le rituel épuisant d’antan : « l’ordre des choses » n’est plus observé.