01/02/2018

Les bulles de bonheur qui montent

Denis Mahaffey


"...elle évoluait dans un univers qui n’avait plus
 grand-chose à voir avec celui de son enfance"
L'esquive

« Mmm.. » Le bord du drap me touche le bras avec la tendresse d’un doigt d’amant, un répit sensuel dans la maladie qui s’accroupit pour mieux sauter. « Phase finale », expression à deux « pfff ! » excédés, et qui inclut les halètements rauques de la mort.

« Aaaah ! Maaah ! Maaah ! » C’est tout ce que ma bouche sort pour dire, ou empêcher de dire, ce qu’il reste à raconter de moi-même. Autour du lit mes proches me fixent, dans les coins de la chambre où ils discutaient à voix basse ils tournent la tête. Mais sans me voir : je suis caché à leur regard par l’indécence de mon agonie. Je suis le centre d’attention, mais je ne suis pas le sujet.

Quelqu’un – ma fille ? – éclate en sanglots comme si elle se noyait. « On ne peut plus le laisser comme ça ! C’est inhumain ! Je n’en peux plus ! »

Les miens souffrent. Leur soulagement sera au petit prix de la mort qu’ils choisiraient pour moi sans demander mon avis. C’est comme si la souffrance extrême, perçue par les autres, enlevait le droit à la vie, à l’existence autonome avec ses véhémences et désirs, ses peines et joies, ses peurs et réconforts.

Moi je veux aller jusqu’au bout. Ce drap et son toucher amoureux résument une longue amitié avec le plaisir et son effet, le bonheur. J’ai pris la bonne habitude d’être heureux. Si souvent, en attendant, en vivant ou en revivant un moment fort, ma poitrine se gonflait en un grand souffle, trop grand pour elle. Je fermais les yeux, expirais, et une sensation de plénitude, plus légère que l’air, flottait vers le haut, entière ou fragmentée comme un chapelet.

Il est temps de revenir à l’enfance de ce bonheur, qui n’avait pas encore eu le temps d’être une habitude. Voilà comment quitter ces personnes qui aspirent à faire le deuil de leur angoisse en face d’un mourant agité.

Au cours d’une rare sortie en voiture (pas la nôtre, nous n’en avions pas), nous longeâmes la côte, et descendîmes pique-niquer sur une étroite plage pentue de cailloux noirs, rien qu’une morsure de la mer dans la roche calcaire. A l’idée enfantine que nous pouvions être les premiers à la fouler, je sentis une excitation vertigineuse.

Une couverture fut étalée, mon frère et moi nous courûmes hilares sur les cailloux qui s’entrechoquèrent sous nos pieds et nous firent perdre l’équilibre. Nous nous baignâmes, hurlâmes dans l’eau de printemps. Grelottant jusqu’aux dents, nous gobâmes tout ce qui nous fut offert.
Nous trouvâmes un caillou blanc tout seul, gros comme un œuf. « On va l’appeler la Baie du Caillou Blanc. » Je jubilai à l’idée que le nom paraîtrait dorénavant sur les cartes du monde. Moi-même je pourrais y revenir les yeux fermés.

Trop, trop vite, mes parents et leur ami conducteur ramassèrent nos affaires. Nous remontâmes. Je regardai en arrière. « Je veux revenir tout le temps ici, à la Baie au Caillou Blanc. » Mon frère me répondit sur le ton massacrant de l’aîné : « Tu l’as pris, le blanc. Ce que t’es con. »

Quelqu’un ajuste mon drap, et je ne le sens plus sur ma peau. Je lâche un grognement de regret. Ma fille s’écrie « Il faut dire au médecin ! Il faut qu’il fasse quelque chose !  Ça fait trop mal ! » Elle serre les poings, prête, on dirait, à m’achever elle-même.

Le calepin et le stylo, liés par une ficelle, seuls moyens de communiquer intelligiblement – et encore… – sont sur la table de chevet, placés hors de portée. Ma petite-fille, venue de très loin et admise dans la chambre pour pouvoir dire plus tard « Il paraît que j’ai vu mon grand-père une fois, à l’hôpital », prend le calepin pour le mettre dans sa poche. Elle croise mon regard, avance, me le présente en l’ouvrant à une page vide.

Je prends le feutre, pas entre les doigts mais dans le poing comme si je saisissais mon sexe, et fais les traits ici et là, pour esquisser des lettres, des mots, une phrase.

Quelqu’un – est-ce mon frère, non il habite trop loin, est trop vieux – se penche sur moi, fait glisser et tomber le calepin. La fillette le ramasse, me le remet, mais fermé. Ma fille le prend, le feuillette distraitement, arrive à la page pliée dans la chute, l’aplatit. « Mon pauvre petit papa, mais c’est quoi ces gribouillis ? » Mon message n’est pas lu, et ne serait pas compris : je voulais écrire « Des bulles de bonheur montent encore en moi. »

Je me retire à cette foule qui s’apitoie sur elle-même. Je ferme enfin les yeux pour être heureux. A la Baie du Caillou Blanc je grelotte au passage du vent de mer sur mon maigre torse ; l’eau sera froide comme un coup de poing mais, une fois qu’elle m’aura enveloppé voluptueusement, ce même froid illuminera le corps.

Je regarde au loin, là où, dans ce pays d’airs brumeux, la ligne entre Terre et Ciel n’est souvent qu’un échange incertain de bleus-gris. J’entrerai dans la mer quand j’aurai trop froid et que j’accepterai le coup de poing, pour atteindre la volupté.

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    La mort des autres, surtout lorsqu’il s’agit de proches, autorise toutes les sortes de discours : le reportage journalistique, l’hommage, l’élégie, la description médico-légale, et tant d’autres…Mais de sa propre mort, on ne peut parler, par définition, que par le biais de la fiction…Je me suis souvent demandé ce que ressentaient les acteurs amenés à jouer le rôle d’un agonisant, puis d’un cadavre : s’ils s’identifient à leur personnage, voilà bien pour eux une occasion unique d’approcher une idée de leur mort…et d’en revenir ! Ecrire un texte en faisant parler le moribond à la première personne doit relever de la même curiosité : essayer de deviner comment ce sera, le moment venu, ce moment dont aucune éternité ne permettra de revivre le souvenir.

    Ce texte parle de l’incommunicabilité entre les vivants et celui qui sera bientôt mort : il n’a plus les moyens physiques de s’exprimer, n’a d’autre choix que de laisser les autres parler à sa place, alors qu’ils ignorent où il est arrivé. Et ils projettent leur peine, leur angoisse, et l’insupportable de la situation, sur celui qui ne demande qu’une chose : qu’on le laisse jouir encore, non du présent, mais d’images revenues de l’enfance, où s’est enracinée à jamais son aptitude au bonheur, et qu’il veut contempler, encore et encore, jusqu’au bout.

    « Moi, je veux aller jusqu’au bout », pense le mourant. Ses proches, qui l’aiment, l’entourent, mais ne sont déjà plus avec lui, ont peut-être le désir d’abréger ses (leurs ?) souffrances ; lui, il a décidé de rester à la barre jusqu’au naufrage final, de rester le sujet de sa propre existence jusqu’au coup de poing ultime. Il a été trop heureux pour ne pas le rester jusqu’à la dernière seconde.

    Souhaitons-nous d’en être capables lorsque le jour sera venu…

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