"Elle rapportait des images pour le reste de sa vie."
Loin
Loin
Ariel prenait de la place. Il donnait toujours l’impression de porter trois imperméables à la fois, et des papiers débordaient de ses poches, ses mains et son sac en bandoulière. Comment rentrait-il dans sa chambre de bonne du Quartier latin ? Je ne l’ai jamais su, car il me donnait rendez-vous au Ritz pour prendre le thé. Nous y parlions de tout. Il avait le don de faire des remarques bienveillantes mais qui perçaient mon armure. Apprenant que je m’approchais de la quarantaine sans avoir encore une stratégie de vie adulte, il m’a prévenu : « Denis, tu ne pourras bientôt plus jouer de ton charme juvénile. »
Il était correspondant politique à Paris d’un hebdomadaire belge délibérément austère, petit par son tirage, mais grand par l’influence qu’il entendait exercer sur les Belges. J’y étais correspondant pour les arts et la culture et les questions irlandaises (ce qui m’a valu d’assister à la visite en Irlande du pape Eoin-Pol II, c'est à dire Jean-Paul).
Avant des élections européennes j’ai été convoqué à plusieurs événements de la campagne de Simone Veil. Je ne savais pas trop pourquoi, peut-être pour mes attaches à la presse irlandaise. J’ai fait partie du groupe de journalistes qui l’a accompagnée par avion dans l’Est, l’ai vue de près mais c’est tout. Le contact individuel attendrait une autre occasion. La voici.
J’entre dans une salle de restaurant, où la foule de journalistes et de personnalités n’ont pas encore pris place à une quinzaine de tables rondes. Devant tant d’inconnus je me prépare à déployer ces restes de charme juvénile condamné.
Je vois… Ariel. Il ne s’est mis ni en avant ni en retrait. Sans montrer la moindre surprise, il me prend en main. Il observe les tables. Il n’y a pas de marque-places. « Viens ! nous allons nous mettre à sa table à elle, là. » Nous filons à travers les invités, dissimulant notre urgence. « Elle n’est pas très intéressante – mais elle a de beaux yeux – mais si nous sommes à côté d’elle tous ces gens se demanderont qui nous sommes, et ça peut servir. »
Ariel assume son culot avec tant d’aplomb que nous voilà, moi debout à droite de la chaise ou elle s’assoira, Ariel à sa gauche, mais éloigné d’une place. Est-ce un hasard, ou croit-il que j’ai encore plus besoin que lui d’attirer les regards confraternels ?
Elle entre, échange quelques mots avec chacun autour de la table. Nous nous identifions par le nom de la publication pour laquelle nous écrivons. Ariel est là pour La Relève ; je dis mon nom et « Irish Times ». Elle me pose une question sur une déclaration faite le matin même par le premier ministre irlandais concernant le Marché Commun. Le bon Dieu fait que j’ai lu l’article, ce qui était improbable. Je peux réagir, plus ou moins.
Nous nous asseyons, et les serveurs posent les assiettes déjà chargées. Ce sont des victuailles de luxe, mais la restauration est collective. Je suis un végétarien nouveau-né, et ne touche pas au poisson. Le serveur l’enlève sans un mot. Je prends cela pour l’alternative haut de gamme à un questionnement anxieux sur mes raisons ; c’est plutôt pour faire vite.
Simone Veil est aimable mais retenue. Ou plutôt contenue. Elle sait pourquoi elle est là, et ce n’est pas pour charmer l’assistance. Sa force est de se montrer telle qu’elle est, sérieuse en public. Elle sourit, mais au coin des lèvres.
Ses yeux sont grands et clairs, parfaitement définis, hésitant entre le bleu et le vert. C’est tout ce que je remarque. Au fond, je me préoccupe surtout de ce qu’elle voit en moi.
Le repas est fini. Elle se retire. Je ne l’ai revue qu’à l’écran et dans les journaux. Je n’ai pas revu Ariel non plus. J’entrais dans une période de turbulence personnelle (le végétarisme en étant un de ses nombreux passages à l’acte), et m’éloignais des milieux de la presse.
Ainsi Simone et Ariel restent associés dans ces souvenirs d’immaturité. Si j'observe ce passé avec les yeux de celui que je suis devenu, et déploie mon imagination pour regarder de plus près, je dirais qu’Ariel n’était pas seulement bienveillant mais me voulait du bien ; et que la beauté des yeux de Simone se mesurait, non pas seulement par leur esthétique, mais par leur capacité à contenir et à réfléchir tout ce qu’ils avaient vu, le meilleur et le pire.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerChacun de nous est le centre du monde, qui continue à tourner par la force centrifuge le reliant à notre petite personne : c’est finalement ce que dit ce texte, la forme journalistique plus que littéraire masquant qu’en réalité l’auteur n’y parle que de lui…Et pourtant, le sujet annoncé en est une autre, et quelle autre ! Une femme devenue une icône, un emblème de la liberté des femmes, un modèle de courage et de résilience…
Lorsque le narrateur la rencontre, elle n’a pas encore endossé ce costume : c’est seulement avec une candidate aux élections européennes qu’il échange alors quelques phrases. Si elle avait été déjà la légende qu’elle est devenue par la suite, l’attitude du jeune journaliste attardé dans son adolescence aurait-elle été différente ? Sans doute pas, tant il est difficile de sortir de sa propre peau pour se décentrer…
Il se trouve avec son compère à la table d’un des personnages importants de la France et de l’Europe du vingtième siècle. Et que croyez-vous qu’ils fassent ? L’un assume son culot monstre dans le seul but de susciter l’intérêt de ses confrères, se permettant un jugement que le recul historique fait paraître aussi sot que présomptueux (« elle n’est pas très intéressante »), l’autre s’occupe surtout du contenu de son assiette et de l’effet qu’il peut faire à la dame…qui n’aura gardé sans doute aucun souvenir de lui ! Les hommes sont de bien étranges animaux…