04/12/2017

L’esquive

Martine Besset


« la politique […] divisait la population en deux camps »
Agnès et les hommes


Elle avait grandi dans une famille où, depuis quelques générations, on ne transigeait pas avec les idées réputées de gauche : des arrière-grands-parents instituteurs, version hussards de la République, des grands-parents anticléricaux, des parents communistes. A huit ans elle était donc persuadée que le paradis sur terre se situait à l’est du rideau de fer, vendait l’Huma dimanche chaque semaine au marché avec son père, et avait connu ses premières émotions collectives dans les manifestations contre la guerre d’Algérie. La simplicité avec laquelle le monde était partagé, heurtait certes la morale, mais satisfaisait une intelligence juvénile: d’un côté les méchants, bourgeois, curés et grand capital, de l’autre les bons, l’immense masse opprimée des travailleurs de tous les pays.

La ligne de partage, qui aurait dû être idéalement nette, souffrait pourtant de quelques irrégularités qui laissaient songeuse la petite fille crédule qu’elle était. Quand elle se rendait chez les amis militants de ses parents, elle y trouvait de la chaleur, de la solidarité, de la gaîté souvent, malgré la modestie de leur condition. Mais elle n’y voyait jamais ce qui emplissait le lieu où elle vivait, et nombre de conversations familiales: des livres. Elle en avait conclu que ses parents, qui parlaient toujours des ouvriers en disant nous, lui racontaient peut-être des histoires ; elle soupçonnait en particulier sa mère, issue d’une lignée d’instituteurs libres penseurs et amateurs de littérature, d’usurper ce statut de prolétaire, mieux adapté sans doute à ses rêves de grand soir. Elle leur pardonnait volontiers ce mensonge, parce qu’elle aimait les livres elle aussi, et qu’elle préférait l’appartement familial rempli de bibliothèques aux intérieurs qui en étaient privés, mais dans sa tête de petite fille, se construisait un questionnement au vague goût de trahison : pouvait-on se sentir appartenir à la classe ouvrière, et aspirer à lire tous les livres, ou était-ce le signe de douteuses tendances petites-bourgeoises ?

L’adolescence, des lectures justement, des rencontres, puis le raz-de-marée de mai 68, affinèrent peu à peu son jugement…Elle fit des études, lut, s’ébroua à son aise dans ce monde de la culture qui lui était plus familier qu’aucun autre ; dans le même temps, elle nuança ses opinions politiques, remplaçant la croyance aveugle transmise par ses parents par un effort d’analyse et de réflexion. Au bout de quelques années, elle évoluait dans un univers qui n’avait plus grand-chose à voir avec celui de son enfance : lorsqu’elle prenait conscience de fréquenter des gens qui ressemblaient étrangement à ceux que ses parents considéraient comme des ennemis de classe, elle chassait l’idée avec gêne.

Elle se rappelait une histoire racontée un soir par son père. Il travaillait dans la même entreprise depuis longtemps, y était entré comme ouvrier, et avait ensuite souvent changé de poste par la voie de la promotion interne. Il était alors devenu contremaître, et dans ses récits d’usine, revenait souvent un personnage qu’il nommait « l’ingénieur », avec une déférence un peu ironique. Celui-ci venait de lui proposer d’adhérer à un syndicat de cadres. L’idée était d’une telle bouffonnerie aux oreilles de ses parents qu’ils en avaient attrapé un fou rire, qui avait passablement égayé la table du dîner. Son père avait bien sûr refusé tout net : cadre ou pas, il resterait un ouvrier, syndiqué chez les ouvriers.

Elle continuait à participer à la vie politique, pourtant, mais de loin ; il lui arrivait de se joindre à des grèves, de battre le pavé parisien entre la République et la Bastille, de se rendre dans des réunions politiques où l’on s’étripait en s’appelant camarade, de se passionner pour les élections. Mais elle n’y croyait plus tout à fait, obéissait à un atavique devoir de loyauté, plutôt qu’à un sentiment d’urgence et de nécessité. Ensuite, elle rentrait chez elle, appréciant le confort d’un appartement dans lequel  les amis de ses parents se seraient sentis mal à l’aise. Elle préférait de beaucoup l’aisance matérielle qui était désormais la sienne à la modestie du train de vie de son enfance, mais sentait bien que cela aussi l’éloignait du monde dans lequel elle avait été élevée. Elle y pensait de moins en moins, à vrai dire.

Un après-midi de soleil, elle avait étrenné avec son mari la voiture qu’ils venaient d’acheter. Après leur promenade, ils étaient venus se garer sur une place de la ville où ils habitaient. En claquant la portière, elle fit se retourner un homme, qui se promenait là avec deux enfants. Elle le  reconnut : elle l’avait rencontré des années auparavant, à une époque où l’actualité politique avait généré des mouvements sociaux importants, et à force de se croiser dans les manifestations et les meetings, ils avaient fini par sympathiser.  Elle se souvenait même qu’une fois, dans le train la ramenant de Paris, en cherchant une place assise, elle avait ouvert la porte d’un compartiment et l’y avait trouvé, en compagnie de trois ou quatre hommes, qu’il lui présenta comme des collègues postiers. Ils revenaient d’une manifestation dans la capitale; ils poussèrent les calicots enroulés et les paquets de tracts pour lui faire de la place, et elle fit le reste du voyage avec eux. Ils parlaient fort, contenant mal cette excitation laissée par les mobilisations collectives où l’on a mesuré sa force et sa détermination. Elle n’avait pas osé ouvrir son livre, et les avait écoutés poliment, consciente de ne pas partager leur ferveur.

Quand la portière claqua, il se retourna. Elle eut un mouvement de surprise, amorça un pas vers lui. Il la regarda, la reconnut lui aussi, puis ses yeux s’échappèrent vers la voiture qu’elle venait de fermer, une belle voiture élégante et cossue qu’elle trouva à ce moment-là un peu trop voyante, et il se détourna. Une fraction de seconde trop tard pour faire croire qu’il ne l’avait pas vue. Ils ne furent dupes ni l’un ni l’autre. Elle regarda ailleurs, elle fit elle aussi comme si elle ne l’avait pas  reconnu, sachant qu’elle se mentait surtout à elle-même. Puis elle tourna vivement les talons, s’agaçant que son mari ne soit pas encore arrivé à sa hauteur, et s’engouffra dans la rue, tentant de dissimuler une rougeur subite, où le soulagement le disputait à la honte.

1 commentaire:

  1. Est-ce que « elle » dans « L’esquive » est « je » ? La question se pose insidieusement lorsqu’un auteur, connu du lecteur dans la vie de tous les jours et pas seulement à travers les pages écrites, se tourne vers un sujet déjà partagé.

    C’est un dilemme : en décidant que le texte est autobiographique, ce lecteur l’approfondit-il ou le contamine-t-il ? Tirer des conclusions personnelles à partir de ce qui est raconté est tentant et dangereux. Pensez à tous ceux qui parlent de « La recherche » en utilisant sans vergogne le nom de « Proust » pour désigner le Narrateur ?

    En revenant sur un passé de croyante de gauche du personnage – de l’héroïne, disons, car chaque vie est une aventure périlleuse – l’auteur raconte les premiers doutes quant à la bonne foi des parents engagés, allant jusqu’à des soupçons de « douteuses tendances petites-bourgeoises » On voit qu’une éducation orthodoxe fournit le vocabulaire pour la mettre en question.

    Mais elle ne suit pas l’itinéraire fréquent qui mène certains « gens de gauche » à adopter une politique de droite en mûrissant – alors que ceux de l’extrême gauche (maoïstes, trotskystes..) se sauvent vers l’extrême droite, en une sorte de symétrie.

    La femme de cette histoire ne trahit pas ses principes, ne tourne pas le dos aux idéaux de solidarité, de lutte commune pour l’égalité. Seulement, elle admet le confort d’un quotidien dans lequel elle profite de l’inégalité pour mieux vivre parce que sa situation professionnelle et/ou conjugale le lui permet. On la verrait bien continuer à voter comme il faut, c'est-à-dire contre les capitalistes qui assurent l’inégalité sans laquelle le capitalisme ne survivrait pas, sans nécessairement aller jusqu’à soutenir les partis dits de « centre-gauche », qui proposent de petits aménagements progressistes mais s’effareraient d’une politique radicale anticapitaliste.

    La vraie esquive du titre se trouve dans ces ambiguïtés. La toute petite esquive au moment où elle et son ancien camarade se voient puis se dépêchent de ne pas se voir n’en serait qu’un reflet anecdotique. Elle monte dans une « belle voiture élégante et cossue » qui écornera son image de prolétaire. Certes, rien ne dit que cet autre prolétaire n’amène pas ses enfants à l’école du Saint-Esprit (« C’est dommage, mais nos enfants commençaient même à ne plus parler un français correct, à cause du méli-mélo culturel. »).

    Comment savoir si l’auteur confie sa propre expérience, ou s’en est vaguement ou étroitement inspirée, ou a tout inventé ? De toute façon, l’écriture même est une sorte d’esquive : le besoin d’être clair, d’avoir de la suite dans les mots, de choisir entre les versions que présente la mémoire, de remplir les lacunes, impose de s’esquiver par rapport aux faits, dans un effort de retrouver ou d’inventer la vérité.

    Que faire pour y voir clair ? Questionner l’auteur ?

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