«… l’extrémité du vieux monde »
Le temps, le temps
L’avion venait de quitter Santiago du Chili. Elle s’en retournait à Paris, et bientôt ce voyage qui avait occupé ses pensées pendant de si nombreux mois, s’achèverait, rejoindrait dans les limbes de sa mémoire les souvenirs que la vie y avait déposés comme des sédiments.
L’île de Pâques…Ce seul nom avait aimanté ses désirs depuis sa prime jeunesse. Elle avait lu des articles, des livres, des revues, contemplé les photos des grands moai, dos à l’océan, impassibles sous leur chignon de basalte rouge ; elle avait appris l’histoire tragique de ce peuple qui avait failli disparaître à la fin du XIXème siècle, et dont aucun membre vivant n’était plus capable de déchiffrer l’écriture de ses ancêtres. L’île avait excité depuis des siècles l’imagination des voyageurs, et peu finalement l’avaient vue. Elle était fascinée, comme d’autres le sont par la planète Mars : un univers qui aiguise la curiosité, mais dont on sait qu’on ne le verra jamais. Trop loin, trop cher, trop compliqué, trop tout…Et puis un jour l’occasion s’était présentée, et ce rêve prenant corps l’avait bouleversée au point de balayer tous les obstacles: quand on fait le voyage de sa vie, on ne calcule pas le trou dans ses économies, on ne culpabilise pas à propos de son empreinte carbone… Elle avait dit oui et avait préparé ses bagages.
Elle avait atterri à Hanga Roa, par l’unique avion quotidien, celui dont les Pascuans guettent inconsciemment le vrombissement parce qu’il est le seul lien avec le continent chilien, à plus de trois mille cinq cents kilomètres de là. Elle avait vu les grandes étendues pelées sur lesquelles le vent peint toutes les nuances du vert. Elle avait contemplé le cratère du volcan Rano Kau, un chaudron de sorcière envahi de roselières, et dévalé ses flancs, où avaient été taillés les moai. Elle avait vu les grandes statues aux yeux vides, témoins muets d’une civilisation disparue sur laquelle on s’interroge toujours. Elle avait vu, sous le soleil écrasant du tropique du Capricorne, le rocher de Moto Nui où se célébrait le culte de l’homme-oiseau. Elle avait parcouru l’île à pied, et au volant d’une antique voiture de location, ne voulant oublier aucun ahu, aucune grotte, aucun vestige.
Elle avait vu, touché, senti, ces lieux qu’elle avait crus si longtemps hors de sa portée. Elle rapportait des images pour le reste de sa vie. Mais ce vagabondage serait resté vulgairement touristique, finalement, s’il ne lui avait fait découvrir ce qu’elle ne cherchait pas: elle avait compris là-bas, pour la première fois, ce qu’était l’éloignement. Pas seulement être loin de chez soi, loin de son pays, de ses proches, de sa vie quotidienne : l’éloignement absolu. Etre loin. Pas loin de quelqu’un, de quelque chose. Juste loin.
Quand on grimpe au sommet de l’île sur le faîte du volcan Maunga Terevaka, on comprend avec ses cinq sens qu’on est au milieu du monde : autour de soi, Rapa Nui se déploie à trois cent soixante degrés, et au-delà, un au-delà tout proche, l’Océan Pacifique miroite jusqu’à la limite de l’horizon, de tous les côtés. Il n’y a rien d’autre. On voit que la Terre est ronde. Et l’on comprend pourquoi les Pascuans ont nommé « le nombril de la terre » le centre de leur île, là où autrefois avaient lieu les palabres. Ils disent aussi que la seule terre visible depuis leur île est la Lune…
Bien sûr, un avion arrive chaque matin, et repart chaque soir ; le téléphone fonctionne, comme la télévision et Internet. Mais le fracas du reste du monde semble n’arriver ici que sous la forme d’une rumeur assourdie : en traversant tant de mers et de continents, il perd de son acuité et de son urgence. Tout ce vacarme s’est comme vaporisé dans la brume qui entoure souvent l’île, avant d’atteindre le port d’Hanga Roa, où les grands bateaux ne peuvent de toutes façons pas accoster. On se prend à songer qu’on pourrait vivre ici, hors d’atteinte de cette actualité quotidienne et blessante si intrusive partout ailleurs : c’est une illusion, sans doute, mais quelle promesse de repos !
Dans l’avion, elle se régalait d’avance : elle allait survoler les Andes. La cordillère des Andes ! Un autre de ces noms magiques qu’il suffit de prononcer pour que surgissent images, fantasmes et souvenirs. Les pionniers du courrier postal qu’il faut transporter coûte que coûte dans les romans de Saint-Exupéry ; l’équipe de rugby naufragée sur un glacier après le crash de son avion, et dont certains membres survécurent, dit-on, en mangeant la chair congelée de leurs compagnons morts ; le martyre de l’alpiniste Joe Simpson, abandonné par son coéquipier et blessé à la jambe, dans la descente du Siula Grande…
Entre elle et le hublot, il y a un jeune homme dont le regard n’a pas quitté l’écran de son ordinateur depuis le décollage ; en se penchant un peu, elle parvient à voir le plus beau paysage du monde se dérouler à l’infini : les immenses glaciers éblouissants, les rochers ocre, les nuages qui s’effilochent sur les crêtes, le ciel presque violet à force d’être bleu. La cordillère des Andes, qu’elle voit pour la première fois (à l’aller il faisait encore nuit) et qu’elle ne reverra sans doute jamais. Une joie l’envahit, comme si un cadeau imprévu et immérité venait s’ajouter à tous ceux qu’elle avait reçus sur l’île : le voyage n’était donc pas tout à fait fini puisqu’il s’augmentait d’une nouvelle splendeur à contempler, à garder précieusement en mémoire.
Mais le soleil sur la neige des Andes, trop violent à cette altitude, gênait la vision sur l’écran: son voisin descendit le store du hublot d’un coup sec.
Ce fut comme si on l’avait violemment giflée.
En lisant, chaque lecteur crée ce qu’il lit. Le contenu le renvoie à ses propres préoccupations, sa mémoire l’éclaire or l’assombrit, son imagination remplace ce qu’il ne comprend pas ou dont il n’a pas l’expérience.
RépondreSupprimerAlors quand la narratrice de « Loin » raconte un voyage dont la destination avait toujours « aimanté ses désirs », ce lecteur a ressenti le petit trouble de ses anciens désirs d’échapper aux proximités vécues comme limitantes. Le souvenir est en creux : cherchant dans un atlas avec une bonne amie, adolescente comme moi, j’ai fouillé dans les pages Afrique, Asie, Amériques, sans calmer la rage d’arriver ailleurs. « Et la lune… » ai-je dit, dépité. Ce désir-là snobait la petitesse terrienne.
Je n’ai pas l’idée d’aller à l’île de Pâques, mais je suis ébloui par cette notion de ses habitants, entourés d’océan à perte non pas seulement de vue mais de conception, et qui se disent que la seule terre visible de leur île est la Lune.
C’est la phrase qui donne du sens au texte, aiguisant ce que raconte la narratrice sur la topographie et l’histoire de l’île. Elles l’intriguent, la touchent, mais la vraie découverte est ce qu’elle ne cherchait pas : la sensation d’« éloignement ». D’ailleurs elle n’est pas loin de quelque chose ou de quelqu’un : elle est loin. C’est l’infini à l’échelle planétaire.
Qu’en fait-elle ? Elle rentre « chez elle », mais sans perdre cette conscience, qui n’est même pas une envie, de vivre dans la paix de ces grandes distances. C’est une référence pour l’avenir. Dans l’hurluberlu quotidien, hebdomadaire, annuel, décennal elle peut espérer, et le lecteur avec elle, que l’isolement, le « loin », restera comme une flamme que la proximité ne pourra pas souffler, tant ils ont été extrêmes.
Elle fait un compte rendu à posteriori, déjà dans l’avion qui la ramène de l’île de Pâques, au milieu des distances andines, le jeu des pics avec le ciel. Elle saura jouir d’autant plus intensément que sa vue a été agrandie par ce qu’elle a vécu « là-bas » (ou « là ») ?
Soudain, son voisin, gêné par la lumière « violente », tire le store du hublot. La main qu’elle avait prise pour aller vers l’absolu la gifle. L’absolu est tempéré mais, prions les dieux, non pas écrasé comme une mouche par ce rappel des contingences. Que les voisins ne cachent pas la grande solitude que nous habitons, qui nous habite. Elle est existentielle ; à l’île de Pâques elle se découvre.