21/07/2017

Agnès et les hommes

Denis Mahaffey

« Une joie l’envahit, comme si un cadeau imprévu et immérité
venait s’ajouter à tous ceux qu’elle avait reçus sur l’île »
Loin


Agnès McCann et sa famille étaient différentes de leurs voisins.

La ville qu’elles habitaient était différente aussi de l’image qu’elle donnait d’une ville régionale prospère avec une industrie puissante. Dans les années dix du siècle dernier, quand le Titanic était en construction, vingt chevaux tirèrent chacune de ses ancres à travers les rues de la ville, de la fonderie au plus grand chantier naval du monde. Mais sous la surface industrieuse, l’histoire avait ouvert des fractures entre ses habitants. La politique, sous les traits complexifiants et dévots de la religion, divisait la population en deux camps qui se répartissaient les quartiers ouvriers du centre et les cités de la périphérie. Au quotidien ils vivaient en bonne entente, ne s’évitaient que par habitude ; mais la suspicion mutuelle était profonde, et sous tout prétexte, à toute provocation la tension pouvait déborder en conflits ouverts.

Cette tension, au lieu de les abattre, revigorait les gens. Les ressentiments s’accompagnaient de créativité, les craintes donnaient de l’énergie, les batailles excitaient. Au plus profond, au-delà de croyances et préjugés fondateurs, se muait une aspiration de joie audacieuse.

L’auteur James Douglas écrivit au sujet de la ville qu’« elle a une faim d’aventure romantique dans le cœur, car elle a perdu son propre passé, et cherche à tâtons son propre avenir ».

La famille McCann habitait une maison différente des autres. Mais comme aucune maison dans ce quartier ne ressemblait aux autres, la différence n’était pas remarquable. Le damier de rues bordées de platanes avait été construit dans les années vingt, quand une nouvelle classe moyenne voulait quitter le creux central et ses rangées sans fin de maisons mitoyennes. Les constructeurs entamaient ainsi la lente montée, englobant des villages comme Ligoniel et Ardoyne et mordant enfin sur le fond de scène vert des collines qui entouraient la ville au Nord. A part quelques maisons comme les dessinerait un enfant, façade carrée avec une fenêtre de chaque côté de la porte en bas et trois en haut, les bâtisseurs les avaient individualisées en affixant des lucarnes, un porche à toit pentu, des moulures, un bandeau de colombage en ciment. Les occupants pouvaient s’imaginer dans des maisons bien plus grandes à la campagne, situées au bout d’une avenue entre haies de fuchsia. Ici, elles n’étaient séparées que de la largeur d’un passage.

La famille McCann était différente par sa religion. Les autres habitants étaient protestants, elle était catholique. Le cadre petit-bourgeois expliquait que cette différence n’influençât pas les relations avec les voisins, mais elle n’était pas oubliée. D’ailleurs la famille se démarquait attentivement, par sa respectabilité manifeste, de la réputation qu’avaient les Catholiques auprès des Protestants d’être désordonnés, dissipés, crédules et à l’hygiène douteuse.

Mais les McCann étaient différents surtout par leur allure. Dans la rue le père et la mère étaient habillés sobrement, manteaux sombres, un chapeau mou pour lui, un tambourin pour elle. Leur fille adulte Agnès portait cette sobriété à son paroxysme. Les yeux baissés, les épaules rentrées, elle marchait entre ses parents, les cheveux en chignon, vêtue d’un pardessus qui lui arrivait aux mollets recouverts de bas de laine gris, et de bottines solides à lacets. Les enfants du quartier étaient trop bien élevés pour se moquer d’elle, mais ils la regardaient passer comme une créature bizarre et distante.
La famille alla en pèlerinage à Rome, et rapporta aux voisins d’à côté un modèle argenté du monument au roi Victor Emmanuel II, à la forme d’une moitié de gâteau de mariage. Son exotisme cacha sa laideur.

Après les morts rapprochées de ses parents, Agnès resta seule dans la maison derrière de hauts troènes. Sa vie de silence et de solitude était inimaginable pour les voisins dont les maisons bourdonnaient de voix parfois levées, de jeux d’enfants.

La dernière nouvelle d’elle vint de la fille des voisins. « Agnès porte maintenant des bas de nylon et des talons hauts, et elle se maquille. »

En est-elle restée là, à toucher précautionneusement à ces signes libérateurs ? Ou a-t-elle revu sa garde-robe aussi ? S’est-elle mise à laisser voir, puis à montrer sa féminité, celle qui sert aux hommes de miroir dans lequel ils reconnaissent leur propre virilité ? A-t-elle trouvé un homme, des hommes ? Est-elle restée célibataire ou s’est-elle mariée, a-t-elle connu la jouissance, a-t-elle même eu des enfants qui lui auront fait des brèches merveilleuses au cœur ? Après tout, elle venait de cette ville tordue, agressive et pleine de rêves.

« Elle a une faim d’aventure romantique dans le cœur, car elle a perdu son propre passé, et cherche à tâtons son propre avenir. »

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Le texte annonce d’emblée qu’il évoquera des personnages « différents » : des déficients mentaux, de grands excentriques, des Amish ignorant le confort moderne, des maniaques sexuels ? Rien de tout cela, en vérité, la différence se situant surtout dans le regard posé sur eux…

    Car chacun des traits qui pourrait différencier le mode de vie de cette famille de celui de ses voisins est vite annulé par un examen objectif : après tout, si les catégories sociales ne vivent pas dans les mêmes quartiers, cela n’empêche pas une vie quotidienne en bonne intelligence, et aiguillonne même la créativité urbaine ; les maisons ne se ressemblent pas, mais chaque famille s’efforce de personnaliser la sienne, les McCann ni plus ni moins que les autres ; ils sont catholiques dans une ville protestante, certes, mais si peu conformes à l’idée que l’on se fait des catholiques …

    Alors pourquoi sont-ils différents ? Par ce qu’il y a de plus superficiel, de moins essentiel chez un être humain: leur tenue vestimentaire, remarquable surtout chez Agnes, la jeune fille, sans doute parce que ses congénères sont moins que leurs aînés portés à l’indulgence sur ce chapitre. Et c’est justement un changement radical dans sa vêture qui alerte les voisins : qu’est-il donc arrivé à Agnes, passée du cache-poussière gris aux escarpins à talons ?

    Le changement ayant eu lieu après la mort de ses parents, les explications psychologiques d’arrière-boutique ne manquent pas. Le lecteur, voyant comme tout un chacun le monde de sa fenêtre, a tendance à se réjouir pour Agnes, trop longtemps confinée dans la triste demeure parentale, imaginant une histoire d’amour venue enfin réveiller l’Irlandaise au bois dormant. La suite du récit n’explique rien, le lecteur et les voisins resteront sur leur faim de cancans…

    Mais l’auteur donne une piste, en citant James Douglas. Agnes ressemble à sa ville, a calqué son évolution sur la sienne : il lui a seulement fallu du temps pour abandonner son passé, trouver son avenir, et accepter « la faim d’aventure romantique » qu’elle avait, peut-être sans le savoir, dans le cœur.

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