05/06/2017

Le temps, le temps

Denis Mahaffey

« Il y eut comme un moment suspendu.. »
L’attente


Comme un coup de marteau derrière l’oreille gauche, car son corps s’était retourné pour fuir. Quand il vit les yeux bleus vifs du soldat qui le visait, deux trous par lesquels brillait un ciel sans pitié, sans espoir, la peur longuement accroupie avait sauté et enfoncé ses griffes. C’est ainsi qu’il reçut la balle dans la nuque. « Je suis touché ! » fut sa première pensée. La force du coup de feu le renversa, le fit retomber du parapet dans la tranchée boueuse qu’il venait de quitter.

Il tomba avec une soudaine lenteur, comme si l’air s’épaississait autour de son corps. Il put se redresser avant d’arriver dans la boue, en s’appuyant contre la maçonnerie de l’autre côté de la tranchée. Etourdi par le coup, lacéré par la peur, il la grimpa en sanglotant. En haut il se mit à courir, courir.


J’ai couru, couru jusqu’à la maison. Je ne sais plus comment j’ai fait, pour traverser deux pays, deux mers et arriver chez moi. C’est comme dans un rêve : seul l’essentiel est là et tout ce qui est autour s’efface.

Je suis arrivé devant la fenêtre éclairée de ma maison. Ils étaient assis à table, une tasse devant chacun, la théière entre eux. Ma Catherine avait une main sur la table. Le voisin Jack a posé son index droit au dos de cette main. Le geste pouvait être léger et tendre ; il en faisait une affirmation de propriété, comme s’il marquait son animal au fer. Catherine a levé les yeux vers lui, un regard qu’elle cachait déjà mal avant mon départ au Front. L’animal voulait cette possession, se perdre dans la servitude des sens, alors que moi je n’offrais que de les partager. J’étais à la fenêtre. M’a-t-elle regardé ? Nos yeux se sont-ils croisés ? Je me suis éloigné, à jamais, perdu, ayant perdu.

Avec mon métier, j’ai travaillé là où je m’arrêtais. On avait toujours besoin de moi. Ai-je beaucoup voyagé ? Combien de pays ai-je connus ? Ai-je appris à balbutier d’autres langues ? Peu importe : partout le ciel, vide derrière ses coquetteries météorologiques, était témoin de la peur qui m’éventrait chaque nuit en face des deux trous bleus ciel, et de ma condition écartée.

La peur, l’abandon, mes deux compagnons de voyage. J’attendais, c’est tout ce que je faisais. Le temps, le temps.

Et ce temps a agi en son temps, comme la mer qui remue ses cailloux. Un morceau de roche capable d’érafler la peau s’y lisse lentement pour devenir une pierre arrondie.

Je suis revenu chez moi, le pays, pas la maison. Je logeais chez une jeune veuve de guerre pour qui je travaillais. Nous nous entendions bien, puis mieux, puis tout à fait.

Elle m’a accompagné pour un travail non loin des falaises vertigineuses où un mauvais dieu a déchiré furieusement le bout du vieux monde.

Un jour nous y avons mangé sur l’herbe, au soleil, nos assiettes sur une nappe verte à carreaux rouges et jaunes, dont ces deux couleurs se croisaient pour faire une troisième. « Tu as eu peur dans la guerre » m’a-t-elle dit. « Ta femme t’a trahi. » Elle a tendu son bras et posé son index gauche sur le dos de ma main au sol. C’était une demande. J’ai répondu avec les yeux.

Je suis allé au bord des falaises, pour jeter loin, loin le caillou rond. Je pouvais le suivre, les membres gesticulants, dans ce vide au bout de tout ce que j’avais vécu. J’étais libre. J’ai fait un pas, me suis retourné une dernière fois. La nappe à carreaux s’était dissous, et Rose n’y était plus. Tout avait disparu, sauf la bravoure et l’amour. J’ai regardé à nouveau en avant. Tout avait disparu là aussi, les falaises, l’océan éternel de bleu piqué de pointes d’argent. Il ne restait que le vertige, à suivre comme le reste.


Comme un coup de marteau derrière l’oreille gauche. « Je suis touché ! » fut sa première pensée. La force du coup de feu le renversa, le fit retomber du parapet dans la tranchée boueuse qu’il venait de quitter. Il y fut piétiné par ses camarades sous attaque, vainement affairés. Son corps, les bras et jambes, et la boue qui les recouvrait furent vite quasiment indifférenciés.

[Les modifications du texte original sont indiquées en gris.]

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Voilà un texte bien énigmatique – ce qui n’enlève rien à son charme…

    A la première lecture, sans doute trop rapide, j’ai pensé qu’il y avait là une évocation de ces dixièmes de seconde pendant lesquels, dit-on, on revoit sa vie au moment de mourir. Un soldat de la Grande guerre est touché par une balle ennemie, et le temps de retomber dans la tranchée et d’y rendre l’âme, il revoit des événements majeurs de sa vie : la trahison de son épouse, l’errance solitaire, la venue d’un nouvel amour, peut-être la tentation du suicide. Mais à y regarder de plus près, certains détails viennent infirmer cette lecture-là.

    Alors quoi ? Le récit de la fièvre délirante d’un soldat blessé, cloué sur un lit d’hôpital pendant une durée impossible à évaluer, et qui dans cet état entre la vie et la mort, voyage dans un univers mental où des souvenirs de la vie réelle sont mêlés à des visions oniriques ?

    L’évocation d’une scène de guerre terrifiante, premier traumatisme qu’un deuxième, la trahison d’une femme, vient réveiller, transformant le reste de la vie en une fuite constante pour échapper à la peur et à l’abandon, une fuite qui bien sûr finira mal ? Une expérience de hors corps, comme la relatent certains qu’on a déclarés un jour en mort clinique, et qui en sont revenus ?

    Rien ne m’autorise à trancher… Un texte est plus intéressant quand il génère des interprétations multiples, et DM a écrit là un texte dont la polysémie fait toute la richesse.

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