04/06/2017

Bestiaire

Martine Besset

 « Je crie (…) comme un animal surpris »
Pourquoi elle m’appelle maman ?


« Il fait un froid de canard dans ce bus », grommela-t-il en relevant le col de son manteau. Il avait eu la semaine précédente une fièvre de cheval, sans doute due à l’épidémie de grippe qui avait fait tomber ses proches comme des mouches, et il lui en restait un chat dans la gorge que cette ambiance délétère n’allait pas arranger. A cette heure entre chien et loup, les voyageurs quittant leur travail se serraient comme des sardines dans les transports en commun, peu désireux de marcher dans les rues par ce temps de chien. Un peu ours mal léché, il appréciait peu ces bains de foule. L’autobus passa sur un dos d’âne sans que le conducteur eût freiné : cela jeta les voyageurs les uns contre les autres, et il faillit prendre la mouche quand on lui écrasa le pied. « Faites attention, vous êtes donc myope comme une taupe ? » demanda-t-il à son infortuné voisin qui devint rouge écrevisse et fit aussitôt un saut de puce en arrière.

Il avait rendez-vous à quelques pâtés de maison de là, avec un ancien condisciple du lycée, qui venait de le contacter par lettre, à la mode ancienne, un message écrit en pattes de mouche, qui l’avait laissé d’abord muet comme une carpe. Il se rappelait bien ce camarade d’autrefois : une sorte de mouton à cinq pattes dans leur promotion, doté d’une mémoire d’éléphant, dont la sœur, pourquoi avait-il retenu ce détail, était petit rat à l’Opéra. Voilà que des années après, ce type avait pensé à lui pour l’associer à une affaire immobilière dont ils tireraient tous deux, assurait-il, le plus grand profit. Il avait du mal à imaginer ce garçon, dont les qualités ne cassaient pas après tout trois pattes à un canard, mué en un redoutable requin de la finance.

Il avait néanmoins été tenté. Son salaire actuel était assez modeste, et il n’avait pas su faire durer l’héritage de tante Mimi ; en quelques années, pour des futilités, et parce que d’aucuns, à qui il gardait un chien de sa chienne, l’avaient pris pour une vache à lait, il avait mangé la grenouille. Ses maigres ressources ne l’autorisaient qu’à une vie morne : les soirées de cafard se multipliaient, et il commençait à être vraiment las de ces périodes de vaches maigres. Penser que cela pouvait durer  lui donnait la chair de poule…

Près de lui, une fille plate comme une limande, et frisée comme un mouton, s’accrochait comme une bernique sur le rocher au bras d’un garçon laid comme un pou qui la regardait avec des yeux de crapaud mort d’amour. Les deux tourtereaux riaient comme des baleines.

Après avoir beaucoup tergiversé, tenté de ménager le chèvre et le chou dans son débat intérieur, il avait finalement décidé de se rendre au rendez-vous : il n’avait pas grand-chose à perdre…Certes, le risque de se faire pigeonner, d’être le dindon de la farce, était réel. Mais s’il y avait anguille sous roche, il espérait être assez fine mouche pour ne pas se jeter dans la gueule du loup et se retrouver ensuite dans un panier de crabes. Après tout, il n’était plus une oie blanche !

Sa mère, tête de linotte mais tête bien faite, bien que grenouille de bénitier, lui avait inculqué au moins un principe : quand l’occasion se présente, mon fils, secoue-toi les puces et prends le taureau par les cornes ! Et n’écoute pas les oiseaux de mauvais augure !

Quand il descendit de l’autobus, il ne fut pas fâché de se retrouver sur le plancher des vaches. Mais il faisait vraiment un froid de loup, et il accéléra le pas jusqu’au café indiqué dans le courrier de son ami. « Au chat qui pêche » : combien de bistrots français portaient encore ce nom ? Il s’assit dans une table d’angle, pour être sûr de ne pas le rater : ils n’avaient jamais été copains comme cochons, mais il était certain de le reconnaître, avec son nez en bec d’aigle ; avec les années, il était sans doute devenu gras comme une loutre.

Pour s’occuper, il examina ses voisins. Une fille pleurait comme un veau : à cause d’un amant jaloux comme un tigre ? A moins qu’il s’agisse de larmes de crocodile…Face à elle, son amie tentait de la consoler tout en lui tirant les vers du nez. « Une langue de vipère », pensa-t-il, un rien misogyne : « elle va aller ensuite tout raconter à ses autres copines »…Plus loin, deux hommes, évoquant sans doute un différend, se regardaient en chiens de faïence. Ailleurs, trois copines, gaies comme des pinsons, pépiaient en picorant des cacahuètes avec un appétit d’oiseau. Dans le fond de la salle, un groupe de musiciens parlaient bruyamment du bœuf auquel ils participeraient le lendemain soir.

Il commanda un whisky, celui avec les deux petits chiens sur l’étiquette ; le garçon, qui n’avait pas envie d’être payé en monnaie de singe, exigea qu’il règle la note aussitôt. Au bout de presque une heure, il se sentait comme un coq en pâte dans la bonne chaleur de la salle, mais l’alcool aidant, il commençait à avoir une faim de loup, et l’autre n’était toujours pas là. Il n’allait pas faire le pied de grue toute la soirée : on lui avait sans doute posé un lapin. Plutôt que de peigner la girafe, il allait partir.

C’est alors qu’elle entra. Une jeune femme à la grâce de faon, portant un sac qui semblait pourtant peser un âne mort. Elle s’assit, tira un livre de son ample besace : serait-elle un rat de bibliothèque ? Mais quel joli rat ! Un regard lui avait suffi pour remarquer son cou de cygne et ses yeux de biche. Elle portait un vêtement en tissu nid d’abeille de couleur saumon, qui soulignait sa taille de guêpe. « Elle a du chien », apprécia-t-il. Peu chanceux avec les femmes, il se prenait parfois à rêver devant une inconnue : comme ce serait doux de dormir en chien de fusil à ses côtés, de converser avec elle sans craindre d’avaler des couleuvres…L’envie de se lever pour l’aborder lui donnait des fourmis dans les jambes.

Il pensa à nouveau à sa mère : vas-y, ose ! Bien sûr, la belle lectrice devait avoir d’autres chats à fouetter ; lui-même n’était pas un aigle, et le souvenir de certaines humiliations passées occupa un instant ses pensées. Mais, revenant à ses moutons, il se décida. D’ailleurs, il n’y avait maintenant plus un chat dans le café, déserté par les autres clients. Il s’avança, elle leva sur lui le regard innocent de l’agneau qui vient de naître.

« Je peux ? » dit-il en désignant le siège en face d’elle. « Je m’appelle Noé ». Elle rit, un joli rire en cascade, auquel il ne trouva rien à comparer. « Moi, c’est Léda. Vous savez pourquoi mes parents m’ont appelée ainsi ? » . « Je donne ma langue au chat », articula-t-il, déjà amoureux, certain que cette fois, il était fait comme un rat.

1 commentaire:

  1. Il y a deux façons d’approcher un tel écrit. Soit je m’arrête à l’amusement, impressionné par la contrainte qu’a assumée l’auteur, celle de charger jusqu’à l’extrême le texte de métaphores et comparaisons animalières. L’extrême, voire l’absurde, en appliquant la méthode à des aspects bien tangentiels du récit : « Près de lui, une fille plate comme une limande, et frisée comme un mouton, s’accrochait comme une bernique sur le rocher au bras d’un garçon laid comme un pou qui la regardait avec des yeux de crapaud mort d’amour. Les deux tourtereaux riaient comme des baleines. » Indubitablement jouissif.

    Ou bien je regarde derrière cette surface étincelante pour déchiffrer l’histoire qu’elle recouvre.

    Le héro Noé rentre du travail par les transports publics bondés, dérangé par la foule et par le froid. Il a rendez-vous dans un café avec un ancien condisciple de lycée, qui l’a recontacté pour lui proposer de prendre part à un projet immobilier. Il n’a pas gardé une opinion favorable des capacités de l’autre, mais aimerait améliorer sa situation financière. Il gagne peu, et a dilapidé un héritage dans des dépenses futiles, et en laissant son entourage en profiter abusivement. De toute façon, sa mère l’avait toujours encouragé à sauter sur toute occasion.

    Il entre dans le café, mais après une heure le camarade n’est pas encore venu. Une fille arrive. L’abordera-t-il ? Se rappelant le conseil de Maman, il y va. Elle accepte qu’il prenne place à sa table. Ils se présentent. Noé et Léda. L’un porte le nom du plus grand collectionneur d’animaux de l’histoire, l’autre celui de la victime du viol par Zeus devenu cygne pour l’occasion. Le bestiaire continue.

    Des questions se posent. Qu’en est-il du camarade ? Dans la vraie vie, on pose un lapin (le mot m’a échappé et je le laisse) et c’est tout, ça se réglera ou pas. Dans la fiction, tout a un sens. Un rendez-vous manqué peut rester sans explication, comme ici, mais il laissera ses traces sur le récit.

    Il y a longtemps, longtemps, un critique de cinéma a épinglé le schéma de base de tant de films centrés sur une relation amoureuse : « Garçon rencontre fille ; garçon perd fille ; garçon retrouve fille. » « Bestiaires » finit sur la première marche de cet escalier glissant. Comme souvent, et ce n’est pas plus mal, le lecteur est tenté de suivre sa propre inspiration et imaginer la suite. A priori, Léda a ce qu’il faudrait pour hameçonner l’homme névrotique et râleur qui s’adresse à elle (ah, l’envie de poursuivre le jeu d’images !). Saura-t-elle lui communiquer son toupet, ou au moins s’abritera-t-il derrière elle ? Admirera-t-il sa sociabilité, se moquera-t-elle mais amoureusement de sa mauvaise humeur à lui ?

    Dans une mini-série pour la télévision, par exemple, le camarade a été éliminé et la fille envoyée pour piéger Noé et l’entraîner dans une sombre affaire de trafic de drogues, ou de filles de l’Est. Elle trouve sa négativité insupportable, mais fait semblant de tomber amoureuse. Ou bien elle apprend à reconnaître l’homme de valeur que cachent ses énervements et sa relation avec une mère possessive. Elle l’aime, lui avoue tout, et ils finissent par démanteler ensemble le réseau.

    Une chose paraît certaine : l’histoire est plus qu’un cintre sur lequel une robe scintillante d’images est suspendue.

    RépondreSupprimer