« Sur la table de chevet, un réveil… »
(Le cadre d’argent)
La sonnerie du réveil interrompit un rêve dans lequel des archers faisaient pleuvoir des flèches sur son crâne. Une fois les yeux ouverts, après avoir reconnu son armoire et sa table de chevet, elle se tâta la tête : la veille au soir, elle s’était fait un shampoing, avait enroulé serrés ses cheveux sur des rouleaux maintenus par des picots de plastique rigides et inconfortables, et s’était couchée, la tête emballée dans un foulard. Elle se leva, retira le tissu et les rouleaux, qui tombèrent en cliquetant dans le lavabo, savoura le soulagement immédiatement apporté à son cuir chevelu, se donna un coup de brosse, et s’examina en soupirant dans le miroir : le résultat, décevant, ne justifiait pas pareille torture nocturne…
Dans les chambres voisines, séparées de la sienne par une cloison s’arrêtant à quarante centimètres du plafond, elle entendait les autres filles, comme elle levées plus tôt aujourd’hui, s’activer à leur toilette. Des bruits de robinets ouverts, de sèche-cheveux en pleine activité, témoignaient qu’un événement important allait marquer la journée.
Au réfectoire, à l’heure du petit déjeuner, une agitation inhabituelle excitait les gestes, faisait grimper les voix dans les aigus. En mordant dans leurs tartines, les filles se jaugeaient les unes les autres, évaluant la réussite ou le ratage des mises en plis, notant l’apparition d’un vêtement nouveau dans l’échancrure de la blouse. On feignait d’agir et de parler comme si cette journée allait être semblable aux autres, alors que depuis le début de la semaine, on l’attendait comme un espoir, comme un mirage, comme une fête…
Durant les cours de la matinée, les professeurs constatèrent que leurs élèves, en général plutôt studieuses, semblaient envahies par des pensées étrangères à l’objet du cours. Certaines rêvassaient, souriaient même parfois fugitivement, les yeux dans le vague. Même les meilleures d’entre elles, habituellement promptes à lever la main à la moindre question, avaient parfois des instants d’absence, pendant lesquels leurs regards étaient irrésistiblement attirés vers les hautes fenêtres de la salle. L’approche du printemps, pensèrent les professeurs, émus eux aussi ce matin-là par les premières jonquilles dans les plates-bandes du parc …
Le repas de midi commença dans un calme inhabituel, qui se transforma bientôt en son contraire, quand une fille fit tomber sur le sol carrelé un saladier qui s’y brisa. L’incident avait suffi à faire exploser une excitation latente, contenue tant bien que mal depuis des heures, et déclencha cris, rires et exclamations. Il fallut l’intervention de la surveillante générale en personne pour mettre fin au vacarme. Mais la soupape avait lâché, il suffisait d’un échange de regards pour déclencher un fou rire, d’un geste maladroit pour générer une dispute. Dès qu’elles en eurent l’autorisation, les filles filèrent hors du réfectoire comme une volée d’oiseaux, et montèrent quatre à quatre dans les chambres pour se refaire une beauté : elles n’en auraient plus le temps ni l’occasion avant le soir. La plupart glissèrent subrepticement un peigne dans la poche de leurs blouse, les plus audacieuses, décidées à montrer leurs genoux, raccourcirent leur jupe en en repliant la ceinture, emportèrent même un tube de rouge à lèvres, interdit par le règlement, mais qu’il suffirait peut-être d’estomper habilement le moment venu.
Les cours de l’après-midi furent mornes : le temps ne passait pas. Chacune était enfermée dans une attente floue, dont elle avait un peu honte quand elle en reconnaissait les signes dans les gestes et les soupirs de ses compagnes. A vivre ainsi si proches les unes des autres, six jours par semaine, dans ce vaste espace entouré de jardins mais clos de murs et de grilles, à dormir dans des boxes contigus fermés par un rideau de toile, où chacune pouvait deviner à l’oreille ce que faisait sa voisine, à être ensemble tout le temps, en classe, en étude, à table, sur le terrain de sport, dans la salle de télévision, elles finissaient non par se ressembler, mais par mettre en commun leurs émotions, se contaminant l’une l’autre dans une sorte de contagion affective qui les emportait toutes.
En fin d’après-midi, l’impatience était telle que les professeurs renoncèrent à leurs exigences habituelles : il y avait de l’électricité dans l’air, une sorte de nervosité qu’un rien aurait pu sans doute transformer en rires hystériques ou en déluges de larmes. Certaines se comportaient de façon incompréhensible : l’une avait ouvert un bouton de son chemisier et s’apprêtait à retirer sa blouse ; une autre avait approché sa table de travail de la fenêtre, pour être la première à savoir; une troisième lissait ses sourcils dans un petit miroir de poche caché dans son classeur.
On crut entendre dix fois l’autocar s’arrêter devant la grille. Quand il arriva pour de bon, le professeur de musique surgit dans la salle de classe : elle avait l’expérience de ces moments délicats où une répétition de la chorale réunissait les deux écoles, celle des filles et celles des garçons. Elle savait que son autorité serait mise à rude épreuve, mais ne pouvait s’empêcher de regarder avec attendrissement ces adolescentes que bouleversait la seule idée de partager pendant quelques heures le même espace que le sexe opposé …Elle tenta d’imposer un rang par deux, y renonça, et embarqua son troupeau dans la salle des fêtes de l’école: elle ne voyait pas comment elle aurait pu gérer la pagaille si filles et garçons s’étaient croisés dans le parc, et jugeait plus convenable que les filles soient déjà installées lorsque les garçons arriveraient.
Ils passèrent la grille, en rangs serrés, sous la houlette de quelques professeurs mâles. Ils jetaient çà et là des regards en biais vers les bâtiments de l’école des filles, tentant d’apercevoir un spécimen de cette étrange espèce qui leur était cachée six jours sur sept. L’autocar les avait transportés de leur univers exclusivement masculin jusqu’à cet endroit où ne vivaient et travaillaient que des filles et des femmes. Rougissants, ricanant, se donnant force bourrades, proférant des plaisanteries de garçons de bain pour cacher leur gêne, ils pénétrèrent dans la salle.
Il y eut comme un moment suspendu, une seconde de silence pur, remplacé aussitôt par des chuchotements, des rires étouffés, des piétinements, des raclements de chaises, le froissement des cahiers de portées, tout un affolement sonore auquel les deux professeurs mirent fin en plaçant les filles d’un côté, les garçons de l’autre. La répétition pouvait commencer.
Il y en aurait trois ou quatre autres dans l’année scolaire. Trois ou quatre occasions de mises en plis, d’émois, d’affolements délicieux. Trois ou quatre occasions de fantasmer une rencontre qui n’aurait pas lieu.
Cela se passait dans une Ecole Normale d’Institutrices, au milieu des années soixante.
« Attente » est lisse comme la mise en plis par lequel il commence. Pas un mot ne dépasse, la syntaxe est gracieuse, chaque phrase décrit sa courbe, le tout ondule – jusqu’à ce que le texte aplatisse ses boucles pour annoncer sans crier gare que ce qui a été écrit concerne un passé récent, alors que le lecteur pouvait se croire transporté vers les années vingt ou trente.
RépondreSupprimerUne jeune femme s’éveille, fait sa toilette, entend ses voisines faire de même dans leurs chambres, individuelles mais séparées seulement par des cloisons qui ne vont pas jusqu’au plafond. Puis elle disparaît du récit, ou plutôt se fond dans la foule, et la suite est intégralement collective. Les femmes commencent leur journée d’études, mais pensent de plus en plus exclusivement au grand événement qui les attend en fin d’après-midi. L’événement ? L’arrivée des jeunes hommes d’un établissement jumeau mais masculin, pour travailler en commun de chant choral. Nous sommes dans les années soixante dans une Ecole Normale.
La question se pose : qu’est-ce qui amènerait le lecteur à terminer ce texte sans rugosités et sans intrigue palpitante ? De jeunes femmes s’excitent comme des papillons autour d’un buddleia, et finissent par se poser toutes sur une même branche – mais hélas pas la même que les hommes, relégués à la branche à côté.
L’intérêt se trouve dans la montée de la tension pendant cette journée d’attente, intensifiée plutôt qu’affaiblie par le style policé, presque astiqué.
Cette tension monte par étapes, qui peuvent être comptées. Le lever ; la toilette ; le petit déjeuner ; les cours du matin ; le déjeuner ; la pause ; les cours de l’après-midi ; l’arrivée du car des hommes, enfin le passage en « troupeau » pour les retrouver.
Tout est subordonné à cette progression. L’individu du début, qui pouvait paraître devoir être « l’héroïne » de l’histoire, disparaît après avoir servi, en rêvant à des flèches d’archer, à évoquer la délicieuse torture qu’est la lente attente de la jouissance. Car c’est de jouissance sexuelle qu’il s’agit, féminine en l’occurrence, intensifiée par les contraintes et barrières et conventions qui s’imposaient à l’époque. De leur côté, s’entend, les garçons, plus timides et agressifs, sont également dans l’attente de la jouissance, sans le goûter avec la sensibilité exacerbée et inconfortable des femmes, presque sans le savoir.
Dans une Ecole Supérieure de Professorat et de l’Education, avatar contemporain de l’Ecole Normale, de tels freins à la socialisation entre les sexes seraient impensables. La jouissance ne s’y fait plus attendre.