23/03/2017

Pourquoi elle m'appelle maman ?

Denis Mahaffey

"  un monde nouveau pour moi, où je n'étais plus sûre de rien,
 où je ne reconnaissais rien "
(Le monde à l'envers)


La dame vient dans le jardin. Je suis assise sous les hortensias. D’ailleurs, je me suis appelée Hortense, parce que j’aime tellement ces fleurs, bleuies par un sol acide. Elle prend une chaise, la met à côté de moi. La Regardeuse, qui fait partie du personnel, m’y avait amenée. Je lui donne ce nom à cause de ses yeux bleu-Méditerranée dans un visage arabe.

Des hortensias. Un jour, l’homme que j’appelle « Nojo » a crié « C’est pas des hortensias, c’est des lauriers-roses ! » J’ai ri, j’ai dit « Pour moi, ce sont des hortensias. Je ne m’appelle pas Laurette-Rose. » Il m’a frappée, pas fort, mais mon arcade droite est encore sensible. Le personnel a mis les barreaux à sa porte. Il s’agenouille derrière, les poignets posés sur la traverse à mi-hauteur, les mains tendues dans le couloir. « Tu veux des cacahuètes » disent des passants ; moi je vois plutôt un pianiste prêt à jouer les premiers accords d’un concerto.

La dame rapproche sa chaise. Elle veut me toucher les cheveux. « Tu es drôlement bien coiffée. » Je détourne la tête. Je ne veux pas être une de ces bonnes femmes qui ne ratent jamais le passage mensuel de la coiffeuse pour se faire faire une tête de chou-fleur. Elle me l’a faite quand même.

La dame se penche vers moi. Je regarde ailleurs, non pas le jardin mais ce qui pousse et me pousse dans ma tête, qui s’est passé et se passe.

Je traverse le pont Albert, lourd treillis métallique au dessus de l’eau noire comme une cave. Il porte la chaussée qui s’en va vers ce que la génération de ma mère a appris à appeler « l’Etat Libre d’Irlande » : libre, comme si notre Nord restait captif de son passé sans vouloir l’admettre.

L’homme s’appuie sur la rambarde, un pied déjà accroché plus haut. Il va se jeter. Je crie, pas son nom car je ne le connais pas, mais comme un animal surpris. Il se tourne, me voit, et dit « Un seul baiser, ou je saute. » Qu’est-ce que je peux faire, je me le demande encore. Nos lèvres se rejoignent. Il met sa langue dans ma bouche. Et l’extraordinaire a lieu. La langue se déroule comme un ruban, ou un ver solitaire attaché à cette autre bouche sur la mienne. Elle passe allègrement le gué du gosier pour arriver dans mes entrailles, où je sens un léger chatouillement.

La même chose est arrivée une fois pendant une endoscopie. Endoscopie ? Je n’ai pas de mal à me souvenir de tels termes, alors que je ne sais plus nommer ce qui est dans mon assiette. La micro-caméra est passée sur le gué avec un bruit de carène raclant le lit du fleuve. Dans mon estomac j’ai reconnu la sensation d’un doigt d’enfant traçant son nom sur la paroi.

La langue se retire comme si elle s’enroule sur un ressort. L’homme me regarde, l’écho d’un sourire malin sur son visage. Avec la vigueur d’un athlète il enjambe le parapet. Son corps ne fait aucun bruit dans l’eau. C’est à cela que je sais que c’est le Diable.

Ce qui m’a fait peur n’est pas cette chute silencieuse, mais l’envie qui me saisit, petite mais grandissante, comme une tache qui s’étale sur un tissu. Venant de l’air autour de moi, elle veut entrer dans mes poumons. Elle me susurre de suivre l’homme dans la cave noire. Je hurle pour sortir l’envie de ma bouche, et je cours vers la terre solide.

Le lendemain, quelque chose d’attendu n’a pas eu lieu. Ni le lendemain. Ni le lendemain. Le quatrième jour, j’ai su que j’étais enceinte de ma fille.

Mes doigts caressent les pétales d’hortensia, puis s’agrippent et les arrachent. « Oh ! N’abîme pas les jolies fleurs, ma Ninette » dit la dame.

Je veux rentrer. Je fais signe à la Regardeuse. Elle me ramènera dans ma poussette, me donnera à manger, changera ma couche, me mettra au lit. Elle ne m’embrassera pas.

Mais d’abord elle finit de couper des hortensias en laissant de longues tiges, pour faire un bouquet. Elle le donne à la dame, que je regarde enfin. « N’abîme pas les jolies fleurs, Madame. » Ses yeux se remplissent d’eau comme deux petites sources dans un creux au bord d’un bois.

Des hortensias. Ou des lauriers-roses. Je m’en fous. Je tourne la tête, ouvre la bouche. La Regardeuse se penche. Je cherche mes mots, comme si je fouillais dans un tiroir. « Qui est cette dame qui pleure ? »

Au lit chaque nuit je songe à ces sombres collines qui entourent, protègent, enferment ma ville. Puis j’attends. J’attends que les mains de Nojo sur le clavier remplissent la maison de longs roulements de tonnerre mélodieux jusqu’à la fin.

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Folie, ou démence sénile ? On ne sait pas trop, et peu importe. Le jardin orné d’hortensias mais peuplé de personnages étranges, l’évocation d’un personnel, de soins corporels, et même des barreaux aux fenêtres, décrivent un lieu clos, un univers médicalisé, sous surveillance, une liberté entravée, de la violence, réelle ou fantasmée…Et la façon dont s’exprime la narratrice du récit dit clairement que quelque chose a détricoté le réseau de ses pensées et de ses souvenirs : les phrases sont courtes, comme si la pensée s’épuisait aussitôt exprimée, elles sautent du coq à l’âne, portées par le hasard d’une association d’idées, d’une brusque sensation,d’un souvenir surgi d’un temps échappant à la chronologie.

    Dans l’univers mental de cette Hortense (mais est-ce vraiment son nom ?), se mêlent sans doute les événements réels et ceux qui lui font peur, les souvenirs et les rêves, des faits survenus à une époque très lointaine et d’autres datant de quelques jours. C’est un univers habité par des personnages aux noms étranges (« la regardeuse », « Nojo »), ou sans nom (« la dame », « l’homme »), dont on ignore s’ils existent dans le présent ou dans ses souvenirs, et qui ont une réalité un peu incertaine, sont des ombres sans épaisseur, comme les personnages en cartes à jouer d’Alice. Mais nous ne sommes certes pas au pays des merveilles : l’angoisse est là, qui guette, à laquelle il faut échapper, qui rend tout si compliqué, et a fait de son corps le lieu d’une infraction irreprésentable.

    Est-ce la scène de l’homme enjambant le parapet qui a précipité Hortense dans la folie ? De quoi s’agit-il : un mauvais rêve, ou plutôt un traumatisme insurmontable, peut-être un viol, qui lui a fait perdre à tout jamais sa maîtrise sur le réel, et a transformé sa conscience en une sorte de tissu effiloché dont les trous s’agrandissent un peu chaque jour ?

    Le texte n’apporte pas de réponse à ces questions, mais il évoque à merveille le clignotement d’une pensée qui lutte encore pour ne pas sombrer dans la nuit.

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