« un nom appartient à une personne »
Comment je m’appelle déjà ?
Elle s’appelait Claire. Un prénom chic, intemporel et indémodable, alors que la plupart des autres élèves, moi comme les autres, avaient été nommées selon la mode de l’année de leur naissance et le manque d’imagination de leurs géniteurs : à cette époque, les prénoms composés à partir de Marie faisaient fureur. Nous étions dans la même classe, en quatrième. Dès la rentrée j’avais remarqué cette fille : comment ne pas voir qu’elle, alors qu’elle semblait attirer tous les regards ? Belle, certes, lumineuse, même, et c’était bien rare chez les adolescentes de notre âge dont trop d’exubérance tentait de cacher la gaucherie ; mais c’était moins l’harmonie de ses traits, la grâce de sa démarche, la souplesse de ses gestes, qui m’avaient frappée, que cette impression de totale assurance qui émanait d’elle. On la regardait, et on se disait : cette fille est là, elle occupe sa place, d’où personne ne la délogera, elle est là, son corps et son expression disent qu’elle en a le droit, qu’elle le défendra becs et ongles, et qu’elle n’aura même pas à le faire, parce que personne au monde ne le lui contestera.
C’est cela que j’avais reçu comme une gifle la première fois que je l’avais vue, et qui m’avait bouleversée. De colère, de haine même, de jalousie, de fascination aussi. J’aurais donné très cher pour être capable d’afficher cette aisance souveraine. Mais j’étais rongée de timidité, complexée par des kilos en trop et des cheveux impossibles à coiffer, je devançais le désir des autres de peur qu’on oublie mon existence ; j’étais cette sorte de bonne copine sur laquelle on peut compter pour vous laisser copier en maths ou vous fournir un alibi quand vous vouliez voir votre petit ami sans que vos parents soient au courant. Elle, j’en étais sûre, tout lui était dû, la gloire et l’amour l’attendaient, et elle marcherait toute sa vie sur un tapis de roses et d’amoureux transis.
Claire était très bonne élève, évidemment. Moi aussi, d’ailleurs, sauf qu’elle donnait l’impression de tout réussir sans travailler, avec une sorte de désinvolture aristocratique, alors que je révisais avec l’énergie du désespoir et me rongeais les ongles d’angoisse avant chaque contrôle.
La première fois que je l’avais vue, j’avais pensé : cette fille ne va même pas s’apercevoir que j’existe. Alors je m’étais juré que je deviendrais son amie. Il me semblait que si j’atteignais ce but, une sorte d’intronisation aurait lieu, et que je serais admise à jouer dans la cour des grands ; quelque chose de sa distinction, de son aura, me reviendrait, je ne serais plus la petite brune boulotte et timide, la nième Marie-Quelque chose de la classe, mais l’amie de Claire, et ce serait comme si la baguette d’une fée m’avait effleurée. Mais comment faire pour que la divine s’aperçoive seulement que je marchais sur le même sol qu’elle ?
C’est l’infirmière du collège qui a forcé la main au destin. Je l’aimais bien, l’infirmière : elle organisait des séances d’information sur des sujets qui nous intéressaient et auxquels nos parents ne comprenaient rien, et elle avait toujours cinq minutes pour nous écouter quand ça n’allait pas. Elle s’appelait Annick. Elle était venue un jour dans notre classe pour nous parler du sida, et nous avait demandé de nous mettre par deux ; pour aller plus vite, elle avait organisé elle-même les groupes, et je m’étais retrouvée avec Claire…Elle était assise en face de moi, je n’osais pas la regarder franchement et je sentais mes joues brûler…
Nous avions commencé malgré tout à travailler, et voilà qu’à un moment où nous étions tous plongés dans la lecture de documents dans un silence absolu, Claire a fait tomber son sac par terre. Le contenu s’est répandu à grand bruit dans la classe, des objets ont rebondi sur le sol, les livres et les classeurs ont glissé sous les chaises, et une petite peluche, une sorte de doudou de bébé, rose et un peu sale, a roulé sous une table. Les filles ont pouffé et les garçons ont fait les remarques fines dont ils étaient coutumiers. Claire a tout ramassé à toute vitesse, s’est rassise, et alors que j‘avais pris mon courage à deux mains pour lui lancer bravement un sourire, où je me serais efforcée d’exprimer « de toutes façons, ils peuvent ricaner, tu n’en as rien à faire et c’est pour ça que je t’aime», je me suis aperçu qu’elle était toute rouge, presque au bord des larmes ; le menton tremblant, elle m’a chuchoté : « tu te moques de moi, je suis nulle… ».
J’en étais restée interdite : Claire, nulle ? J’ai évolué pendant les jours qui ont suivi dans un monde nouveau pour moi, où je n’étais plus sûre de rien, où je ne reconnaissais rien : l’univers venait de faire un virage à 180 degrés et personne ne semblait s’en être rendu compte.
Le style dans lequel ce texte est écrit illustre une souveraine assurance, aussi sereine que celle, apparente, de Claire la tant admirée :
RépondreSupprimer« Elle s’appelait Claire. Un prénom chic, intemporel et indémodable, alors que la plupart des autres élèves, moi comme les autres, avaient été nommées selon la mode de l’année de leur naissance et le manque d’imagination de leurs géniteurs : à cette époque, les prénoms composés à partir de Marie faisaient fureur. »
L’aisance a-t-elle changé de camp entre l’enfance et l’âge adulte ? Marie-Quelque chose aurait-elle gagné toute l’assurance qui lui avait manqué alors que, pour elle, seule Claire rayonnait, belle, lumineuse, sûre d’elle, sans faire le moindre effort ?
C’est donc complexe. Les qualités de Claire, qui s’est révélée si fragile, constituaient-elles une mince façade, tout juste bonne à convaincre ses camarades ? Le sens de l’observation de la narratrice pouvait-il cependant être défaillant à ce point ?
Ou Marie-Qqch a-t-elle bâti elle-même cette image de toutes pièces, par le procédé familier de la projection ? Projetait-elle sur cette autre l’assurance, le naturel, la facilité, la détente qu’elle possédait elle-même sous son mal-être ?
D’autres interrogations surviennent. Quel a été le comportement de Claire après l’incident ? A-t-elle récupéré sa confiance en elle ? Comment ont réagi les autres élèves ? Surtout, quel a été l’effet sur la narratrice ? Ont-elles sympathisé dans le malaise ? Ou la narratrice a-t-elle rejeté Claire pour avoir trahi son image, en se tournant vite vers un autre modèle investi des vertus qu’elle avait cru trouver en Claire ?
Une suite eût été la bienvenue, pour expliquer ces transformations et retournements. Il n’y en a pas. Le lecteur reste pris dans le jeu compliqué de la projection, cette tendance à (croire) discerner dans l’autre des traits de caractère qu’on ne veut pas assumer, pour quelque raison que ce soit. Ou l’auteur veut-il le forcerà imaginer lui-même une histoire qui raconte le destin de chaque personnage.