31/01/2017

Un cadre d'argent

Denis Mahaffey

« la chaîne qui faisait leur humanité »
La cinquième glaciation

Sur sa table de chevet, un réveil de voyage noir, des lunettes, un petit plat en verre ciselé, une lampe à l’abat-jour abricot et un paquet de mouchoirs en papier entouraient un espace qui était moins un vide qu’une absence. Quelque chose avait été enlevé. Elle l’avait précédé de quelques minutes dans la chambre avant de l’appeler. Elle avait éloigné ce qui comblait d’habitude cette absence.

Ils s’étaient trouvés au concert, assis de chaque côté d’un fauteuil vide. Côte à côte ils se seraient ignorés comme le veut l’étiquette des salles ; la distance mena à contrevenir à cette règle. Ils s’étaient souri. Puis, alors qu’entre quintette et concerto le piano était installé, il avait dit « C’est drôle, une place vide et la salle est pleine. »

« En effet. »

« Mais nous nous connaissons déjà ? »

« Je vous vois souvent aux spectacles. »

Il ne s’y était pas attendu, mais ces mots presque humbles avaient éveillé en lui un sentiment de pouvoir, voire de puissance. Il l’avait regardée tout droit, puis en coin.

Son ensemble soigné était choisi pour plaire, et pour être son bouclier. Manteau vert boutonné, une broche sur le revers, foulard jaune et vert, cheveux encore blonds tirés derrière la tête, une touche de rouge à la bouche : « Proprette » avait-il pensé. Soudain, la condescendance du mot l’avait fait vibrer, et il s’était mis à imaginer les gestes qui déferaient cet assemblage vestimentaire.

A la fin du concert il l’avait fait passer devant lui pour sortir du rang, manœuvre incommode mais qui lui avait permis, en frôlant son épaule, de confirmer la sensation nerveuse qui serrait son propre corps. Il s’était aperçu aussi qu’il la dépassait d’une tête, vieux déclencheur d’intérêt.

« Vous êtes à pied ? Je vous ramène. »

Il avait été conscient de conduire avec un élan masculin. Devant sa maison, la voiture le long du trottoir, il n’avait rien dit ni fait. Puis il avait arrêté le moteur. Sa respiration s’était ralentie. Le silence s’était approfondi, maladroit et aventureux.

« Je vous offre un verre ? »

La porte fermée derrière eux, il l’avait serrée dans ses bras, avait embrassé son visage.

***

Des sensations restaient : d’avoir marié son pied sur toute sa longueur à un mollet courbe ; d’elle au-dessus, laissant flotter ses cheveux, plus longs qu’il n’aurait pensé, sur le visage sous elle, dans les yeux, autour de la bouche ; d’une vague très douce qui l’inonda et se retira.

***

Il examina la chambre, qu’elle avait quittée. La lumière abricot de la lampe faisait luire un coin de métal en haut d’une grande armoire. Un cadre d’argent contenait la photo d’un jeune homme, les yeux grands ouverts, la trace d’un sourire sur les lèvres. Il était beau.

Son grand fils, conclut-il. Elle aurait rangé le cadre, ne voulant pas le garder si près des ébats inattendus. Mais elle n’avait pas retourné le cadre. Il pouvait être présent mais en retrait. Son fils – ou plutôt son mari, photographié quand ils étaient jeunes.

Elle revint en robe de chambre. Le bouclier était pourtant adapté pour laisser voir la courbe naissante de sa poitrine.

« Tu veux quelque chose ? Une tisane ? »

Ce fut trop, le tutoiement, la tisane et leur suggestion de familiarité domestique.

« Je dois rentrer. J’ai une journée demain ! »

***

Ils se retrouvaient ensuite, s’embrassaient sur la joue, se tutoyaient, échangeaient leurs avis. Aucune suite ne fut donnée à la rencontre.

L’expérience n’avait eu pour but que d’amuser, affirmer et vérifier sa virilité. Seul le visage encadré d’argent le touchait de temps en temps. Ce témoin, éloigné sans être écarté du rapprochement des corps, avait pu connaître longuement cette femme dans sa sensualité et sa tendresse d’épouse. Il aimait penser que le bouclier était alors soyeux et perméable. Deux ou trois fois il se prit à s’imaginer sous les traits de cet homme, sorti du cadre et partageant la vie de la femme qu’il aimait.

2 commentaires:

  1. Martine Besset écrit :
    Ce texte est différents de ceux que DM a publiés précédemment, souvent inspirés par ses propres souvenirs, mis en scène dans une histoire ou un espace plus grands qu’eux : l’Irlande, l’Allemagne, la généalogie familiale…Cette fois, le récit est intimiste, une rencontre amoureuse dans le décor banal d’une chambre, dont quelques objets suffisent à peindre l’atmosphère.

    Une rencontre, vraiment ? Lui tente de masquer, sous une façon virile de conduire sa voiture, un désir brutal de saccager les vêtements de sa compagne, de fracasser son bouclier. Elle essaie en vain d’installer après l’amour un temps de paix partagée. Chacun ses fantasmes, chacun ses attentes, chacun sa jouissance : « il n’y a pas de rapport sexuel » a dit Jacques Lacan dans une phrase trop célèbre. Ces deux-là n’échappent pas la règle.

    La photo encadrée d’argent n’y est pas pour grand-chose. Le personnage qui y sourit – un fils auquel on s’est longtemps consacré, un mari aimé trop tôt disparu ? -- n’a pas été convié à l’intermède amoureux. Pourquoi ne pas s’imaginer qu’en exilant son image sur le dessus de l’armoire, la dame met fin une trop longue période de sacrifices ou de deuil, et marque ainsi le début d’une nouvelle période de sa vie ? On l’espère en tous cas pour cette dame « proprette »…

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  2. Une histoire un peu triste,mélancolique,pleine de non-dits.
    Elle m'a fait penser à un sujet de livre de Zygmunt Bauman (que je ne connais pas,mais j'ai entendu une émission de radio à l'occasion de sa mort récente):"l'amour liquide:de la fragilité des liens entre les hommes."

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