23/11/2016

Comment je m'appelle déjà ?

Denis Mahaffey

« la marche du monde »
Elle et moi

Je « pause » la marche du monde, pour me regarder tel que je suis défini par ce que je m’appelle. L’état civil est plus chargé de sens souterrains qu’il ne paraît.

Mon frère porte deux prénoms, le sien suis-je tenté de dire, Derek, et celui de notre père, William. Moi-même j’en ai trois, Denis, suivi de ceux de mes deux grand-pères, Alexander le maternel et James le paternel.

Ainsi a-t-on adoubé ce frère aîné héritier apparent de notre cellule familiale Mahaffey. Par lui passait la lignée, moi je réunissais les prédécesseurs. Si la transmission était un voyage, Derek tiendrait les billets et Denis s’occuperait des valises.

Ce prénom n’a été trouvé que la veille du baptême, après le rejet de bien d’autres. Pourquoi cette imprévoyance ? L’histoire familiale orale raconte que le généraliste qui a fait accoucher ma mère a dit, en m’examinant, « Ce n’est pas ce qui était attendu. » Après un garçon, une fille, c’est normal. Aller au fond de cette attente déçue et de ses effets équivaudrait au démarrage d’une épaisse analyse psychique en quatre volumes, alors laissons-la.

Selon la même source familiale, mon père est rentré à midi et a dit « J’ai pensé à un nom. » Ma mère l’a prévenu : « Attention, quel qu’il soit ce sera son nom. » Je suis devenu aussitôt Denis. Qu’est-ce qui l’a soufflé à mon père ? Le prénom s’écrit plus souvent avec deux « n » : Dennis. Mais mon père suivait le cricket, et Denis Compton était un batteur célèbre (au point d’être le premier joueur à dépasser le milieu sportif et faire la publicité d’un gel pour cheveux). Mon père pensait-il à lui ? C’est maintenant que je le suppose – d’où l’utilité de passer une situation sous la loupe de l’écriture.

Evidemment, les anglophones oublient le sublime Compton et me chargent d’office de cet « n » superfétatoire. Le nom tel que je le porte m’a bien servi en migrant en France, où je n’avais pas besoin d’adaptateur pour me brancher sur le courant. Je remarque seulement que, quand « Dennisse » devient « Denis », les lèvres qui s’ouvrent vers les côtés en anglais se rétrécissent et s’avancent : au lieu de sourire légèrement, les Français me font la moue. Un essai ethnolinguistique attend un auteur savant à ce sujet.

Le nom est associé à Dionysos, dieu grec du vin, et de la débauche et l’extase qui viennent en le buvant (l’extase n’étant que l’ivresse du divin).

Un de mes premiers meilleurs amis frappait à la porte et demandait « Den-Den peut venir jouer ? » Un Américain a voulu faire de moi un « Dennie ». A la petite adolescence, ébloui par l’orthographe du nom d’un hallebardier rude mais vertueux dans « Le cloïtre et le foyer », roman historique dans lequel Charles Reade raconte la vie des parents d’Erasme, je suis devenu, là où j’ai pu, « Denys ». Une correspondante américaine bien plus âgée que moi l’a utilisé, jusqu’à vouloir m’offrir un bracelet avec mon nom après le « certificat supérieur », le bac irlandais du nord. Paniqué à l’idée de porter la preuve gravée de mon extravagance, je lui ai avoué la vérité, envoyant ainsi valser le panache de mon heaume de chevalier.

Après un épisode où j’ai pris un tout autre nom, et qui demanderait son propre récit, j’ai trouvé trivial de revenir en arrière, et suis passé à mon second prénom, Alexandre. Cela n’a pas duré, mais il reste une strate d’amis et connaissances qui m’appellent encore ainsi.

Un prénom est suivi d’un patronyme, comme l’insigne fixé au coffre d’une marque de voiture, preuve de l’appartenance mâle d’une famille. « Mahaffey » fait partie d’une constellation de variantes anglicisées, telles que Macfie, McAfee, McPhee, McHaffie, dérivées de « MacDhuibhshithe », nom d’un clan originaire de l’île de Colonsay dans les Hébrides Intérieures d’Ecosse, dispersé au 17e siècle pendant la lutte des clans. En gaélique il signifie « Fils d’homme de paix ténébreux ». Les Irlandais persistent à mêler le légendaire au quotidien, et on m’a déjà dit « C’est vrai, ton père était un homme de paix. »

En Irlande mon nom, moins courant que « Mehaffy » par exemple, est souvent mal épelé. En France jamais, sauf lorsque, transcrit en ayant été seulement entendu, il génère des bizarreries, de « Maafi » à « Mahassey ». Quant à la prononciation, elle va, selon la capacité à manier le « h » aspiré, d’un hiatus au milieu comme un trou dans la couche d’ozone, à un souffle d’air qui enlèverait mon chapeau si j’en portais un.

Prénoms, nom, et leur sort dans le monde : en m’en tenant à ce propos, j’ai senti la pression des à-côtés, l’appel de la chair qui couvre ce squelette. Comme un fil fait partie d’un tissu, un nom d’état civil appartient à une personne. Je ne me sens pas exactement pousser des ailes d’autobiographe ; mais j’admettrai un léger picotement dans ce sens à la pointe de chaque épaule. Il serait si naturel de laisser s’écrire des mémoires à partir de la question « Comment je m’appelle déjà ? »

1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :

    Parler de son prénom, c’est forcément parler de soi, et de façon intime. C’est évoquer le choix qui en a été fait par ses parents, qu’on interroge tôt ou tard à ce sujet. L’enquête est décevante lorsqu’elle aboutit à une raison aussi triviale qu’un phénomène de mode ou l’admiration pour une star du sport ou du spectacle. Elle s’avère plus riche en émotion lorsqu’elle permet de soulever un minuscule coin du voile qui masque le désir de ses géniteurs, et les fantasmes qui les habitaient à propos de leur descendance. Elle remet cruellement à sa place dans la fratrie, celui ou celle que sa mégalomanie enfantine avait hissé à un statut illusoire. Elle fait prendre conscience, parfois, d’avoir été un rappel, un écho, voire le remplaçant, d’un autre né avant soi…

    Un prénom, la plupart du temps, qu’on l’aime beaucoup ou peu, on s’en accommode. On en change rarement, ou alors de façon bravache et souvent temporaire, pour affirmer une personnalité adolescente que la banalité du prénom de l’enfance ne met pas en valeur : on est alors partagé entre la fierté de s’affirmer tel que l’on se voit, et la honte de ce qui ressemble à une trahison. Quand on le trouve vraiment vilain, ou qu’on ne s’y reconnaît pas, on triche un peu : on le raccourcit, on l’anglicise ou on le russifie, on le tord pour qu’il entre dans un moule plus conforme à son goût, on le remet un peu à sa sauce, dans une tentative de reprendre la main sur une décision à laquelle on n’a pas participé.

    C’est un des premiers mots que l’on a entendus et compris. On le dit et on y répond des millions de fois au cours de sa vie. Avant notre venue au monde, il nous a précédés dans l’imaginaire de ceux qui nous attendaient, et nous désignera encore dans le souvenir de ceux qui nous survivront : en effet, il est une biographie à lui tout seul…

    DM, lui, en a changé plusieurs fois au cours de sa vie, et tout son entourage ne le désigne pas de la même façon : voilà un fil à tirer, qui déroulerait un peloton de questions…

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