« …la démolition de l’école »
(La lettre)
Les pelleteuses et les bulldozers avaient commencé leur tâche dès le lever du jour. Dans le fracas des moteurs, ils éventraient ce qui restait des murs éboulés, de la toiture fendue, des portes arrachées. Une petite troupe silencieuse s’était formée le long de la rue, des habitants du quartier, que l’événement distrayait un moment du vide de leur existence, auxquels s’étaient mêlés des hommes et des femmes fatigués, dont le regard conservait pourtant une lueur farouche : ceux qui savaient que cette destruction marquait une nouvelle avancée des ténèbres contre lesquelles ils essayaient de faire rempart. Ils se reconnaissaient d’un coup d’œil, se saluaient d’un geste imperceptible de la tête : ils n’avaient ni drapeaux ni banderoles – les manifestations publiques étaient interdites, et sévèrement réprimées, depuis longtemps – mais ils étaient là, chaque fois, sans illusion, mus par leur rage et leur nostalgie.
C’était une école que l’on détruisait sous leurs yeux. Bien sûr, elle était désaffectée depuis longtemps. Après que les derniers occupants l’avaient désertée, elle était restée vide des années, comme dans l’attente d’une nouvelle arrivée d’enfants – comme pendant les vacances, disaient les plus anciens -, puis le temps avait fait son œuvre, et surtout les vandales : vitres brisées, matériel dérobé, murs et tableaux recouverts de graffitis obscènes, offraient un spectacle écœurant. Les enfants n’avaient pas eu l’idée d’en faire un terrain de jeux : ils avaient oublié depuis longtemps, à force d’être vissés devant leurs écrans, qu’on peut jouer dehors, et avec les autres…Les lieux servaient de dépotoir, hantés par les silhouettes des dealers, personne n’avait envie d’aller y voir de plus près.
Les grands-parents de ceux qui étaient là avaient connu, au début du siècle, le temps où cette école, comme bien d’autres dans la ville et dans le pays, jouait encore son rôle. La nostalgie enjolivait sans doute leur souvenir, mais il parlait d’enfants nombreux arrivant tous les matins, de parents discutant entre eux devant la grille, des récits que faisaient les enfants en rentrant le soir. Des enfants qui apprenaient, qui riaient, qui se querellaient, qui jouaient. Il y avait du bruit et de la vie.
Il avait suffi d’à peine quelques décennies pour que les choses changent. Les enfants, soutenus par certains parents que le chômage et la misère avaient vaincus, renâclaient à acquérir des connaissances qui ne leur serviraient pas à gagner de l’argent. Les enseignants, las de prêcher dans le désert, d’être méprisés quand ils n’étaient pas insultés, contraints de se comporter en flics alors qu’ils avaient rêvé de transmettre un savoir, avaient baissé les bras, épuisés par la confrontation quotidienne avec des élèves qui les considéraient comme des ennemis. D’ailleurs, plus aucun jeune diplômé n’était assez masochiste ou assez suicidaire pour se présenter aux concours de recrutement des enseignants, qui s’étaient taris peu à peu. Les pouvoirs publics, obsédés par la sécurité, avaient argumenté de la situation internationale pour attribuer des moyens démesurés à l’armée et à la police, laissant exsangues les écoles et les hôpitaux.
Dans un pareil contexte de faillite, les petits génies du profit, ceux qui tirent toujours parti du malheur des autres, s’étaient abattus sur le désastre comme des charognards affamés. Les écrans étaient devenus les seuls aimants capables d’accrocher le regard d’individus hyper connectés à tout sauf à leurs semblables. Alors des officines d’enseignement, privées et onéreuses, se mirent à fleurir sur la toile, et ceux pour qui le savoir, la culture avaient encore un sens, n’eurent pas d’autre choix que de s’y affilier, quand ils avaient les moyens de se les offrir. Les autres, les plus nombreux, privés de mémoire collective, et d’outils pour comprendre le monde, se contentaient de le subir, donnant la priorité à leur survie quotidienne. L’insécurité était à son comble, malgré la présence d’uniformes à tous les coins de rues, les clochards pullulaient, refoulés sans ménagement vers les faubourgs, alors que les plus riches, barricadés dans des résidences ultra sécurisées, jouissaient encore, en en privant les autres, de ce qui était gratuit pour tous, du temps de leurs aïeux.
Impuissants, les poings serrés au fond des poches, certains des spectateurs de la démolition avaient les yeux humides. Encore une école qui disparaissait du paysage, morte de n’être plus désirée par personne ! La chape de plomb qui pesait sur le pays se faisait de plus en plus lourde. Ils se séparèrent avec des hochements de tête, et retournèrent vers leur quotidien morose de résistants sans illusions. Le courage leur manquait souvent, il leur allait falloir pourtant inventer de nouvelles façons d’apprendre, de transmettre, de ne pas rompre la chaîne qui faisait leur humanité. La nuit allait être longue…
Denis Mahaffey écrit :
RépondreSupprimer« L’Echange » applique le principe de l’exergue, la citation d’un extrait du texte précédent de l’autre auteur. L’intention est relier les écrits par un fil qui en ferait, précisément, un échange. Parfois, le lien ne saute pas aux yeux. Parfois il est mécanique.
Parfois le choix éclaire le texte dont il est tiré. L’exergue pris dans l’histoire d’un non-échange de lettres (un garçon avait écrit à une fille, elle n’avait pas répondu, ils se retrouvent adultes dans leur ancienne école qui est démolie) se réfère à cette démolition. Soudain la scénographie, qui venait d’une histoire entendue (vraie, celle-là), soulève des questions. Pourquoi l’homme et la femme séparés par une décision de jeunesse choisissent-ils, s’étant retrouvés, d’aller voir démolir le lieu où ils étaient unis ? Pour mieux enterrer ce qui pouvait ressurgir incommodément dans leurs présentes vies ? Pour mieux faire le deuil de cette vie commune qu’ils avaient ratée ? Pour revenir au point de départ, et recommencer ensemble, tant pis pour la démolition, elle sert à laisser l’école ouverte ?
Venons-en à « La cinquième glaciation ». L’auteur reprend exactement l’image de démolition d’une école (elle pourrait être la même, cinquante ans – ou moins – plus tard). Un régime politique pour lequel l’éducation, et donc la culture, les arts, ne valent rien et sont abandonnés. L’oppression politique compte moins pour les résistants fatigués que cette condamnation à mort de qui permet aux humains de construire et de se construire. En commun les résistants devront trouver des moyens de transmission, sans laquelle chaque génération doit recommencer à zéro.
Mais il y a une absence frappante de personnages avec lesquels le lecteur peut s’identifier. Il y a la foule, spectatrice ou sournoisement adversaire. Le pouvoir n’existe que dans le vacarme des engins : même leurs opérateurs sont invisibles.
Une lecture tournée plus vers les mots que vers la situation qu’ils décrivent révèle un cri de protestation, de sarcasme, de douleur de la part de l’auteur. Le modèle « roman d’anticipation » est adopté pour mieux dénoncer le présent. Le vocabulaire est chargé : « aucun jeune diplômé n’était assez masochiste ou assez suicidaire » pour devenir enseignant. C’est le langage, non pas du récit, mais de la dénonciation.
Le titre a pu sembler mystérieux. Pourquoi la cinquième glaciation, qui pour les climatologues a duré de 130 000 à 10 000 ans avant notre ère, et non pas la sixième, qui représenterait la longue nuit gelée de la dictature, l’inculture, l’obscurantisme ? Eh bien, les poètes comptent différemment. La glaciation que redoutait Yves Coppens était pour lui la cinquième. Soit. Beau titre, l’ordinal mathématique lisse avec un mot scientifique un peu laborieux.