16/10/2016

La lettre

Denis Mahaffey

"L’été dernier, passant à quelques dizaines de kilomètres, j’ai fait le détour."
Vie(s) de château


Sous une fenêtre qui avait été arrachée, laissant un trou par lequel les susurrements du dehors atténuaient le silence, elle lui fit remarquer le vieux distributeur de savon entre les lavabos.

- Je l’avais complètement oublié.
- Décidément, il y a des choses qui ne changent pas.

Ils avancèrent dans le couloir central que la démolition de l’école n’avait pas encore atteint.

- Serais-tu venu sans moi ?
- Et toi tu serais venue sans moi ?

Le distributeur était monté sur un berceau fixé au mur. On le faisait basculer avec une main pour recueillir du savon vert dans l’autre. Relâché, il reprenait sa posture avec aplomb. Tout rond et surmonté d’un bec pointu, il rappelait la forme d'un mandarin chinois, s’inclinant puis hochant savamment la tête avant de retrouver son équilibre magistral.

- Ça me fait penser aux jumeaux.
- Ces énergumènes.

Thibaut et Anthony faisaient bêtise sur bêtise, cassaient les pieds à leurs camarades. Ils n’étaient pas identiques, ne s’habillaient même pas pareils, mais disaient après chaque écart « C’était pas moi, c’était mon frère ! »

Parfois, passant devant le distributeur, Thibaut lui donnait un coup de poing biaisé pour faire partir le mandarin dans une rotation folle. On l’imaginait décontenancé, humilié d’être ainsi culbuté, luttant pour arrêter le mouvement, regagner la verticalité et sa dignité. A chaque révolution il vomissait une traînée visqueuse.

- Thibaut ! Viens ici tout de suite ! Tout de suite !
- C’était mon frère, maîtresse.

Tous les meubles et installations avaient été enlevés de la salle de classe, mais les murs étaient encore couverts d’affiches, de tableaux, de dessins.

- Tu t’étais mis à dessiner sur mon papier.
- Et nous l’avons terminé ensemble.

Elle avait fait la maison avec la cheminée qui fumait et l’arc en ciel derrière, la femme qui lisait, les enfants qui jouaient, les chiens qui se poursuivaient. Il avait ajouté les forêts, les montagnes, les éclairs fourchus, le soleil et le monstre céleste dont la queue était la fumée qui montait.

- Elle n’était pas contente, la maîtresse.
- Tout de même, quand elle a regardé le résultat elle l’a épinglé au milieu du mur.

Les jumeaux avaient voulu faire la même chose, mais s’étaient vite disputés et avaient tout déchiré.

Le silence, participant aux échanges, accapara imperceptiblement le temps de la conversation.

- Quand je suis tombé du bateau devant toute la classe, et que tu m’as tendu une main, pensais-tu tomber aussi ?
- Quand tu m’as pris la main comme un malade, entendais-tu me faire tomber aussi ?

Seul et mouillé, il aurait été pitoyable. A deux, ils devinrent d’étranges divinités émergées des rosiers et de la boue, trônant côte à côte sur le barrot avant du bateau.

Le silence s’amplifia pour devenir moins une absence de son qu’une attente sinueuse de ce qui se dirait ou ne se dirait pas.

- Si à seize ans je ne t’avais pas écrit ?
- Si à treize ans je t’avais répondu ?

En repassant il donna, comme Thibaut – qui aurait dit « C’était Anthony » – un coup féroce au distributeur de savon. Le mandarin partit en arrière, sa tête faisant tour sur tour à lui faire perdre son chinois. « Perdre son chinois » : de l’humour d'adulte sur un objet d’enfance.

Ils sortirent, elle pour rejoindre mari et enfants, lui pour retourner à la maison où il accueillait ses enfants une fin de semaine sur deux et pour la moitié des vacances.

Dans le bâtiment abandonné une fin sans cérémonial attendait le mandarin, après tant de consultations nécessitant au moins un signe d’accord de la tête, pour ne pas parler d’atteintes à sa respectabilité.

Le silence n’eut plus qu'à régner.

- Si je ne t’avais pas écrit ?
- Si je t’avais répondu ?

Se l’étaient-ils dit, ou se l’étaient-ils pensé ?

2 commentaires:

  1. Martine Besset écrit :
    A la première lecture, trop rapide, on ne comprend pas tout : on croit un instant que les deux personnages en présence sont les jumeaux d’autrefois, on se perd dans les différentes époques, on est dérouté par l’emploi des pronoms.

    Alors on relit, plus attentivement, et on est frappé par la complexité de la construction. Deux époques sont évoquées : le temps de l’action (des retrouvailles dans une ancienne école en partie démolie) et celui du souvenir (le temps de l’école et de l’enfance) ; de plus, l’auteur utilise une typographie différente pour des dialogues : certains imaginaires, entre les deux personnages adultes, d’autres réels, entre deux enfants d’autrefois.

    Un homme et une femme ont partagé autrefois le vert paradis des amours enfantines ; peut-être ne s’en sont-ils rendu compte que bien plus tard, quand ils ont abordé le temps de la nostalgie. Ils ont pris des chemins divergents. Que s’est-il passé pour qu’ils se retrouvent un jour dans leur ancienne école laissée à l’abandon ? Le dialogue suggère qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence, mais d’un rendez-vous ; l’un des deux ne semble pas avoir répondu à la sollicitation de l’autre, il est là pourtant.

    Combien d’années ont donc passé ? Qu’est-ce qui les a conduits vers leur ancienne école, et surtout l’un vers l’autre, si longtemps après ? Est-ce la nostalgie, le poids de l’âge adulte, le regret de l’innocence perdue, ou l’amour est-il toujours là, qui ne peut toujours pas se dire ? Quel fil ténu et mystérieux a-t-il continué à les réunir, malgré le temps et peut-être la distance ? Ils n’en sauront rien eux-mêmes, ou ne se l’avoueront pas.

    Un jour, il ne restera plus rien de l’école d’autrefois. Le distributeur de savon, qui aurait pu en raconter de belles, aura lui aussi disparu, emporté par les pelleteuses avec d’autres gravats. Une nouvelle construction verra le jour : ses habitants attentifs entendront peut-être, les soirs de cafard, la voix ténue de fantômes enfantins.

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  2. Deux répliques dans ce récit ont été changées :
    - Si je ne t’avais pas écrit ?
    - Si je t’avais répondu ?
    sont devenues :
    - Si à seize ans je ne t’avais pas écrit ?
    - Si à treize ans je t’avais répondu ?

    Plutôt que d’être un récit précis, le texte esquisse une situation, avec son passé et son présent. Quel était cet échange entre lui qui avait écrit une lettre, et elle qui n’y avait pas répondu ? Chacun avait ensuite fait sa vie de son côté.

    Mais dans son commentaire Martine Besset soulève la possibilité que l’échange ait pu concerner un rendez-vous pris pour visiter leur ancienne école.

    Cet échange à moitié manqué marque tout dans le récit, et j’ai décidé de préciser l’âge auquel les deux personnes avaient agi. Un garçon de seize ans a écrit à une fille de treize ans ; elle n’a pas répondu. Cela a coloré leur vie.

    Je tends à ne pas expliquer les choix pris dans l’écriture. Mais la structure de l’Echange d’Exergues prône un examen de la mécanique des écrits par le « regard » qui y est systématiquement porté, et un changement fait dans la lumière de cet examen mérite d’être explicité.

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