16/10/2016

Elle et moi

Martine Besset
                     
 « …mon Austin mini couleur du désert »
Leur frontière

La fille avait dix-huit ans, le garçon guère davantage. C’était le matin de leur première nuit d’amour,  pour chacun d’eux la première de sa vie ; et aussi la première dans un vrai lit, entre des draps blancs, après quelques semaines où le sable humide de la plage, les lieux collectifs toujours menacés d’une intrusion, avaient été leurs seuls abris. Je me souviens que le ciel était étincelant, le soleil déjà chaud, malgré une très légère brise apportée par la mer. Elle portait une robe violette, lui un tee-shirt jaune, et ils s’étaient émerveillés d’avoir sans se concerter choisi de s’habiller de couleurs complémentaires. Ils étaient dans ces débuts de l’amour où tout fait signe, où l’on décèle dans les plus  infimes coïncidences des promesses de bonheur …

Ils avaient décidé de passer la journée dans la ville portuaire voisine, et s’étaient postés au bord de la route, pour arrêter une voiture. En ce temps-là, je me le rappelle comme si c’était hier, l’auto-stop était le moyen de transport favori des jeunes gens désargentés, et aucune obsession sécuritaire n’avait encore pollué les consciences : les auto-stoppeurs levaient le pouce, et les conducteurs s’arrêtaient, c’était simple comme bonjour. Simple comme ce matin de juillet où tout leur souriait, où la marche du monde était réglée sur leur éblouissement.

Une exclamation de surprise et d’admiration leur échappa à l’unisson quand une belle voiture blanche, décapotée, fit son apparition. Ils ignoraient ce que j’ai appris plus tard : c’était une Morgan, un de ces petits cabriolets sportifs anglais encore fabriqués de nos jours, dont la ligne n’a pas changé depuis les années 40. Celle-ci roulait dans la direction opposée à la leur, et le conducteur leur adressa un salut de la main. Ils échangèrent gaiement quelques commentaires faussement teintés de regret : ah, si cette voiture-là s’était arrêtée, quel plaisir ! Peu importe, il y en aurait d’autres…

Quelques minutes plus tard, quand le beau cabriolet réapparut dans l’autre sens, et s’arrêta à leur hauteur, ils  furent à peine surpris : c’était un jour comme ça. Un jour béni des dieux, où les fleurs allaient s’ouvrir sur leur passage, où tout le monde leur sourirait, et où les conducteurs de cabriolets de luxe n’avaient rien d’autre à faire que les emmener où ils voulaient aller. Je ne sais pas comment ils ont réussi à se caser sur l’unique siège avant de cet habitacle étroit revêtu de cuir rouge: sans doute la jeune fille s’est-elle assise sur les genoux du garçon, à cette époque on était moins regardant sur les normes de sécurité ; je subodore que si les gendarmes les avait arrêtés, un jour comme celui-là, ils se seraient contentés de les sermonner gentiment, attendris par ce couple d’amoureux, submergés par la nostalgie de leur jeunesse en fuite, et un peu étourdis par toutes ces couleurs qui brillaient dans le soleil.

Leurs amours ont duré quelques mois, le garçon les a rompues un jour. La jeune fille a été longtemps très malheureuse. Je me rappelle très précisément ce qu’elle disait ressentir alors : que le monde était devenu tout gris, qu’il avait perdu ses couleurs.

Je m’en souviens très bien. Cette jeune fille, c’était moi. Elle et moi, nous avons les mêmes souvenirs…

1 commentaire:

  1. « Elle et moi » (revenons plus tard sur ce titre) prend un air tout simple pour commencer, mais pose vite plus de questions qu’il ne fournit de réponses, sur son contenu et sa forme, au point de laisser entendre que le but est d’interroger plutôt que de raconter une histoire – et même de frustrer le désir d’histoire.

    Un regard distrait ferait penser à une idylle joliment détaillée, une journée où le monde paraît tourner dans le sens du bonheur de deux jeunes. « Tout leur sourit » comme on dit.(*), même si la rupture n’est déjà pas loin.

    Soudain, une anomalie dans ce récit à la troisième personne : « Je me souviens que le ciel était étincelant. » La troisième personne est donc présente en narratrice. Homme, femme ? Une duègne, un frère aîné ? Mais comment fera-elle/il pour monter dans la Morgan sportive mais exigüe ? Se déposer dans le coffre comme un colis ?
    Ce tiers mystérieux intervient encore quatre fois dans l’histoire, insiste même sur sa différence : « Ils ignoraient ce que j’ai appris plus tard... », puis annonce soudain, comme si cela devait surprendre le lecteur, son identité avec la jeune femme.

    Ce n’est pas la seule tape administrée au lecteur et à ses sottes attentes de clarté.

    Le chauffeur est tellement disposé à prendre le couple d’autostoppeurs qu’il abandonne son itinéraire pour les amener… où ? Une aventure s’initie. Est-il ébloui par cette vision d’amoureux ? Ou cherche-t-il a échapper à l’isolement qu’un abandon (comme celui qui terminera l’histoire du couple) lui a imposé ? Ou espère-t-il enlever la femme à l’homme, ou l’homme à la femme ? Ou entre-t-on dans un complot glauque, pervers ou criminel ? A quel genre littéraire appartiendra la suite ? A aucun, car il n’y a pas de suite.

    Ce n’est pas le propos de l’auteur, qui annonce la couleur dès le titre, « Elle et moi », puis donne des indices qui peuvent bien passer inaperçus. Le lecteur finit par comprendre que ce qui compte est le fil tendu entre ce titre et sa transformation finale en « Elle est moi ».

    (*)A faire penser – c’est un effet secondaire de la lecture – à ses propres moments de puissance magique.
    De passage à Londres sous le soleil, buvant une bière de midi dans la clameur du vaste bar d’un théâtre financé par les syndicats – une autre époque, vous dis-je ! – j’ai vu un chat se lever et fendre la foule pour venir sauter sur mes genoux, comme s’il savait que j’avais un rendez-vous ce soir-là et voulait se frotter à mon attente ardente.

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