06/09/2016

Leur frontière

Denis Mahaffey


« à l’autre bout de la ville »
(Le droit à l’indifférence)

J’étais à Berlin-Ouest pour deux jours en route pour la Pologne, dans mon Austin Mini couleur du désert. Entré la veille dans la moitié occidentale de la ville par le poste frontière de Helmstedt, je voulais passer une journée à Berlin-Est. J’avais rencontré un Allemand de Hambourg dans un bar, et nous avions décidé de faire l’excursion ensemble.

Je l’ai déposé au point de passage pour les Allemands de l’Ouest, et suis reparti vers « Checkpoint Charlie » dans la Friedrichstrasse. Des murs et chicanes en béton canalisaient la circulation, une voiture à la fois. J’ai ouvert le coffre de la voiture. Le garde-frontière a vu quelques paquets.

- Qu’est-ce que c’est ?
- Des cadeaux que j’amène en Pologne. Je ne connais personne à Berlin-Est.
- Ça nous ne le savons pas.

Je suis passé, après avoir changé le montant obligatoire de Deutschmarks en Ostmarks. Puis je suis retourné, cette fois de l’autre côté du Mur de Berlin, chercher l’homme de Hambourg – qui avait oublié ou laissé son appareil photo dans la voiture.

Nous sommes partis dans la ville. J’ai garé la voiture. Un couple d’Allemands s’est arrêté pour la regarder – comme tant d’autres qui s’intéresseraient à une voiture étrangère pendant ce voyage en Europe de l’Est. Mon compagnon d’excursion a engagé immédiatement la conversation. J’avais du mal à suivre mais, chaque fois qu’ils me voyaient dérouté, ils répétaient avec des mots allemands plus simples.

La femme portait un mini-short, dernier cri de la mode et qu’elle appelait « hot pants ». Des collants ne devaient pas être disponibles, et la bande élastique en haut de ses bas était visible.

Nous sommes entrés dans le bar « Zur letzten Instanz » (« En dernière instance »), le seul bâtiment ancien que j’ai vu pendant la journée. Nous nous sommes assis ; mais avant de commander, nous sommes ressortis. J’ai demandé pourquoi.

- Trop de policiers secrets.

Nous sommes remontés en voiture et nous sommes dirigés vers un bowling plus anonyme. Nous longions le Mur. La veille, j’étais monté sur une plateforme à côté du Mur qui empêchait l’accès à la Porte de Brandebourg. En face, tout près, un soldat est-allemand armé me regardait dans les yeux. Nous étions maintenant du même côté que la Porte – encore inaccessible au milieu d’une large bande gazonnée interdite, avec des barbelés et des barrières antichars. Une bosse dans le gazon marquait le bunker d’Hitler.

Au bowling nous avons commandé à boire. Ils m’ont conseillé un « Cuba libre », rhum et cola local pour remplacer le Coca cola américain. Quand j’ai voulu en avoir un second, la femme s’est affolée.

- Tu ne dois pas ! Tu conduis !

Les contrôles, encore rares en France, étaient fréquents en Allemagne de l’Est. J’ai néanmoins pris un autre verre.

Les trois autres discutaient sans interruption. J’ai appris que la femme, originaire de l’Ouest, était chez son ami à l’Est lorsque la construction du Mur avait commencé. Elle avait décidé d’y rester.

Mon compagnon portait un parapluie, et après une longue discussion il l’a vendu au couple (pour très peu, m’a-t-il admis plus tard).

Dans un magasin j’ai acheté un badge avec les insignes de la République Démocratique Allemande, et le journal « Neues Deutschland » (« Nouvelle Allemagne »).

Il était temps de rentrer à Berlin-Ouest. Nous sommes remontés dans la voiture, l’homme de Hambourg à côté de moi, le couple est-berlinois, qui tenait à rester avec nous, derrière.
Il faisait noir. Des lumières brillaient du côté Ouest, mais tout le quartier que nous traversions était dans l’obscurité, sauf deux zones éclairées par des projecteurs. Nous étions près de la première. J’ai demandé :

- Ist dass meine Grenze oder seine Grenze ? (C’est ma frontière ou sa frontière ?)

La réponse est venue du siège arrière :

- Nein, dass is unsere Grenze. (Non, c’est notre frontière.)

J’ai déposé mon compagnon, que je n’allais pas revoir, et retrouvé « Checkpoint Charlie ». J’ai avancé vers une place vide avant d’être appelé à le faire. Le garde-frontière m’a sommé d’attendre. La voiture a été fouillée, et j’ai regagné Berlin-Ouest.

Le lendemain matin j’allais sortir de Berlin par Helmstedt et rejoindre la grande route vers la Pologne. Il pleuvotait. Une femme vêtue d’un foulard balayait devant une maison. Elle chantait, dans une langue que je ne reconnaissais pas, un singulier air entre complainte et chant d’amour. Les sons aux modulations plus orientales qu’européennes tombaient et remontaient comme des pétales de fleur au vent, parfaitement à l’aise dans l’air berlinois.



1 commentaire:

  1. Martine Besset commente :

    Les récits du temps du rideau de fer, et des contrées qui se trouvaient de l’autre côté, provoquent maintenant chez moi des sentiments mêlés, d’où émergent la honte et quelque chose qui ressemble pourtant à la nostalgie.
    La nostalgie, d’abord parce que c’était le temps de notre jeunesse…Le temps où l’on roulait en Austin mini et embarquait avec soi, pour quelques heures ou quelques jours, de parfaits inconnus rencontrés dans des cafés. Moi qui ai eu des parents communistes, j’ai vécu mon enfance bercée par les récits sur le paradis soviétique, et ma jeunesse sur le mode de la contestation radicale, c'est-à-dire gauchiste, de ce discours mythique. L’opposition Est-Ouest a servi de décor à mes premiers apprentissages.
    La honte, parce que lorsque nos yeux se sont ouverts sur la réalité de ces régimes de l’Est, sur le cauchemar engendré par le rêve communiste, nous n’avons cessé de nous flageller pour avoir cru à ce qu’on nous avait si souvent raconté.
    Mais, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou non, le temps passant, les récits des voyages de cette époque dans cette partie de l’Europe s’habillent d’un côté pittoresque. Les contrôles abusifs et répétés, la toute présence policière, les collants introuvables, le parapluie désiré comme un objet précieux, apparaissent comme autant de caractères folkloriques d’un monde révolu. Comme si en s’éloignant dans le passé, l’horreur perdait de son atrocité, et que seul l’humour pouvait encore en donner une idée.

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