« la longue histoire émergeant des portes… »
(Paule Savard : la part d’humanité)
Lorsqu’elle ouvrit la porte de l’immeuble donnant sur la rue, le vacarme, déjà perceptible sous la forme d’un grondement depuis l’escalier, lui déchira brusquement les oreilles et la submergea jusqu’à la nausée. Elle mit un pied sur le trottoir, devinant que si elle faisait un pas de plus, elle serait emportée comme par une vague. Une foule compacte était là, formée de grappes humaines agglutinées, qui glissaient parfois les unes sur les autres selon des lois presque géologiques, comme les plaques tectoniques au fond de l’océan. Sur la chaussée, des voitures roulaient au pas, leurs conducteurs vociférant, des passagers hurlants surgissant par les vitres baissées, les avertisseurs bloqués emplissant l’espace d’une stridence presque insupportable. Elle se dit qu’elle n’aurait jamais dû sortir de chez elle, qu’elle était folle d’avoir prévu ce rendez-vous avec son amie justement ce soir, mais ni l’une ni l’autre n’avait imaginé que l’événement déclencherait ce vent de folie : tout le temps qu’il avait duré, elles ne s’y était pas intéressées, s’étonnant qu’il fût devenu l’unique sujet de conversation de presque tout le monde, accueillant les anecdotes des uns et des autres avec une indifférence polie ; personnellement, elle se fichait comme d’une guigne du dénouement, et voilà que cette réalité si éloignée de son monde à elle entrait brusquement en collision avec lui, violente comme une injustice.
Des groupes compacts d’individus époumonés lui barraient le passage, certains étaient affublés de vêtements étranges, ou maquillés comme pour une cérémonie rituelle. Des drapeaux surgissaient partout, des couleurs qui lui donnaient le tournis ; aux fenêtres des immeubles, toutes grandes ouvertes, des silhouettes agitaient des fanions, soufflaient dans des trompettes, haranguaient les passants. Elle ne savait plus où elle se trouvait, dans quel sens se diriger : elle n’était encore que dans sa rue, il fallait atteindre l’avenue, où la cohue devait être encore pire, et ensuite, les bus ne devaient pas rouler, les taxis non plus, comment allait-elle se rendre à l’autre bout de la ville ? Son agacement faisait progressivement place à un sentiment de scandale : elle n’allait tout de même pas devoir renoncer à cette soirée avec son amie, dont elle se faisait une joie, à cause de ces excités ? Puis, au fur et à mesure qu’elle tentait de jouer des coudes pour se frayer un passage, reculant de deux mètres quand elle avait avancé d’un, se bouchant les oreilles, fascinée par le spectacle de tous ces visages déformés par l’enthousiasme, ces bouches grandes ouvertes sur des cris de triomphe, marchant sur des pieds qui écrasaient les siens en retour, son appréhension se transforma peu à peu en panique, elle se vit piétinée, ensanglantée, dans l’indifférence de tous, et un intense sentiment de solitude s’empara d’elle face à ce déchaînement moutonnier dont elle ne partageait pas l’euphorie. Elle se trouva brusquement face à un grand gaillard hilare au front tricolore qui se jeta sur elle pour l’embrasser sur les deux joues, et elle cria de désespoir.
Une immense fatigue lui tomba sur les épaules : elle ne se sentait tout simplement pas le courage de faire un pas de plus. Brusquement, la rencontre prévue à l’autre bout de la ville, pour laquelle elle s’était préparée, habillée, maquillée, ne lui parut pas mériter qu’elle affronte des hordes aveugles, des rues impraticables, un vacarme assourdissant, une hystérie collective sans signification pour elle. Elle tenta de rebrousser chemin, mais autant vouloir se raccrocher à du solide quand on se noie : c’était exactement la sensation qu’elle avait, le sol se dérobait sous ses pieds, le sang bourdonnait dans ses tympans, ses poumons étaient sur le point d’éclater, elle voulut crier mais sa voix se perdit dans un brouhaha incommensurable. Elle se serait évanouie si une porte ne s’était pas ouverte alors qu’elle y était projetée par le ressac de la foule ; une main saisit son bras, l’entraîna à l’intérieur d’un hall d’immeuble dont le silence lui parut irréel, et une voix lui dit : « Alors, vous aussi ? Joignez-vous à nous, vous n’êtes pas seule à vous désintéresser de ce qui fait tant de bruit… Venez avec nous. ».
Malin, j’ai songé d’abord à détourner le texte : pirate de l’écrit, je le ferais atterrir à un aéroport auquel l’auteur n’a pas pensé. Des rebelles ou putschistes fêtent un soulèvement ou un coup d’état dont la narratrice ne partage pas les visées politiques. Le décor, survolté, coloré, bruyant, est posé. En émergent des contre-révolutionnaires ou dissidents qui la contactent entre deux portes, et nous voilà embarqués pour une mini-série à douze épisodes, trois par semaine. Qui gagnera, ceux qui se sont accaparé du pouvoir, ou le petit réseau qui tente de rétablir le régime d’avant ? Celui dont elle tombera amoureuse apparaîtra bientôt, puis ça se compliquera.
RépondreSupprimerMais en passant devant le terrain de sports de Septmonts j’ai décidé de m’en tenir aux intentions apparentes de l’auteur, c'est-à-dire évoquer la folle liesse qui suit une victoire au foot (il est même possible que l’auteur invente la longue explosion qui aurait eu lieu si la France avait gagné l’Euro 2016, au lieu de passer derrière le Portugal).
Deux équipes locales se préparaient à jouer. Les maillots rouges formaient un cercle et se concertaient. Les verts se passaient le ballon avec indolence, en l’absence d’adversaires. Parti en oblique, il a atterri sur le sentier où nous marchions (un homme, trois femmes et une fille bébé). Que faire ? Une des femmes l’a renvoyé avec un coup de pied. Il a frappé la barrière de sécurité et – avec une douce insolence, aurait-on dit - est revenu à ses pieds. Un joueur a sauté la barrière et l’a repris avec un sourire. Une autre femme a dit « C’est pour ça que je n’ai pas osé y toucher. » Elle avait peur d’être ridicule – alors que la qualité du coup de pied n’était pas en question, seulement l’infortune de frapper la barre au lieu d’atteindre son but. Cela arrive même à Ibrahimovic.
Et moi ? J’avais traîné, et n’étais pas près du ballon égaré. Je ne me suis pas dépêché pour prendre cette affaire masculine en main. Nul de naissance pour les sports d’équipe, j’étais convaincu de ne pouvoir que donner un coup de pied mou et complètement inefficace au ballon. J’avais peut-être tort, mais la conviction de nullité l’a emporté.
J’ai senti alors quelque chose qui s’apparentait à l’isolement de la narratrice – avec moins de figurants, mais le sentiment de séparation commence à partir de deux, et là j’avais vingt-deux. Je pouvais mesurer la distance – dans ma tête, entendons-nous - qui me séparait de ces sportifs joviaux, sûrs de leur état d’homme (au moins assez pour impressionner l’équipe en face).
Voilà où m’a mené cette narratrice qui paie cher l’indifférence qu’elle réclame. Chacun tire d’un écrit de quoi nourrir ses propres préoccupations.