03/07/2015

Un nom sur le bout de la langue

Martine Besset

« J’ai oublié son nom » (Chair et os, récit en trois chapitres)


« Comment s’appelait-t-elle, déjà ? ». Nous nous regardons tous, interrogateurs et dubitatifs, sourcils froncés et mémoire en alerte. De cette camarade perdue de vue depuis des décennies, nous nous rappelons des détails dérisoires et des choses importantes : ses cheveux qu’elle enrageait de voir friser à la première goutte de pluie, ses bonnes notes en mathématiques, ses deux sœurs qui lui ressemblaient tant, son anorexie, affection étrange et un peu honteuse dont à l’époque nous ignorions tout…Les souvenirs reviennent en foule, nous nous coupons la parole en riant pour les évoquer, mais son nom, rien à faire, nous l’avons oublié…Nous passons à autre chose, sachant sans le dire que cette recherche va nous poursuivre jusqu’à son terme.

Le processus est enclenché, et il ne s’arrêtera que lorsque le nom reviendra. Cela peut durer des heures, des jours même, pendant lesquels je pense bien sûr à autre chose ; mais périodiquement, de façon de plus en plus insistante, le souvenir revient : non celui du nom recherché, ce serait trop beau, mais celui du fait que je ne parviens pas à me le rappeler. Des éclairs viennent parfois trouer les ténèbres : il y avait un « i »  dans son nom, et aussi un « on », me semble-t-il, ou alors un « ou »…Alors d’autres mots se présentent, qui renferment un « i », un « on » ou un « ou », et je crois tenir celui que je cherche, mais ils lui ressemblent seulement, ce n’est jamais lui : une impression d’inachevé, d’à peu près, me le confirme chaque fois. Parfois, au hasard d’une association d’idées, une lueur apparaît, une maison éclairée dans la nuit, et je voudrais entrer, mais la porte se referme déjà. D’autres fois, j’ai le sentiment que quelque chose se débat dans les profondeurs de ma mémoire, que ça pousse, ça voudrait sortir, mais ça reste prisonnier. De quoi ? Du temps qui a passé, de l’oubli, d’une volonté de ne pas me souvenir que j’ignorais moi-même ? Alors, pour qu’il ne disparaisse pas à nouveau, je cesse de bouger, je ferme les yeux, comme pour guetter un petit animal peureux qui ne montrera son nez que dans le silence et la pénombre. Mais non, rien, c’était un faux espoir.

Vers qui, vers quoi, se tourner, car il me le faut, ce nom, auquel je n’avais pas pensé depuis quarante ans, et auquel maintenant il m’est impossible de renoncer ? Les solutions habituelles, dictionnaire et Internet, ne sont d’aucun secours : pourquoi contiendraient-ils le nom d’une camarade de collège, sauf si elle était devenue célèbre, auquel cas son nom ne nous échapperait sans doute pas ? Qui interroger ? La quête devient énervante, obsédante, et sa résolution, vitale. Il semble même qu’elle s’accompagne de somatisation, comme si le petit animal, malgré sa timidité, cherchait vraiment à se frayer un chemin dans la matière de la mémoire, j’ai presque la sensation du passage qu’il cherche à ouvrir sous mon crâne…

Et puis, tout d’un coup, au moment où je ne le cherchais plus, n’y pensais plus, le nom surgit à ma conscience, comme enfermé dans une bulle qui remonte lentement pour éclater à la surface. J’en crie de soulagement…Quel refus inconscient avait tenu à le laisser si longtemps prisonnier de ma mémoire, et quel travail souterrain l’avait délivré ? Mystère…

Il n’y a pas de recherche plus difficile, plus aléatoire et plus agaçante que celle du nom qu’on sur le bout de la langue…


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