« Romain Lacour (1924-2002) »
Le bibliothérapeute
Le bibliothérapeute
Pour Tennessee Williams, Gertrud Penn était « l’auteur qui le mieux fait sentir le cauchemar meurtri et meurtrier (« damaged and death-dealing ») derrière le rêve américain ». Elle est pourtant presque inconnue en France. Mary McCarthy, Toni Morrison, Joyce Carol Oates : elle devrait être sur la liste, mais son œuvre est restée inexplicablement écartée des collections de traductions. Sa notoire austérité de langage, son refus de tout effet dramatique voire narratif n’effaroucheraient guère des lecteurs ayant pratiqué le Nouveau roman. Certes, le prix Nobel, une réelle possibilité dans les années 80, lui aurait assuré la « collection blanche » avec un bandeau rouge.
Gertrud Penn était descendante en ligne directe de William Penn, fondateur de l’Etat de Pennsylvanie. Cette parenté expliquerait qu’en dépit de sa fameuse notion de l’« ailleurs nécessaire » pour un écrivain, elle ait passé toute sa vie à Philadelphie. Son prénom danois est celui de sa mère, sœur du cinéaste Carl Dreyer. Malgré son insistance sur l’orthographe, des critiques distraits la corrigent parfois en ajoutant un « e » final.
Seul un roman de jeunesse, « Tes cheveux sur ma joue », qui scandalisait les Etats du Sud dans les années 40, a été adapté en français, et il est épuisé depuis longtemps. La presse à gros titres et gros tirages le traitait de « sulfureux ». Il a donc disparu, même si une photocopie circulerait clandestinement, dit-on, parmi les « Amies de Gertrud Penn », cercle très fermé à Issoine « en Creuse », comme disent les Creusois.
Je l’ai rencontrée quand j’étais dans le Missouri où, chose exceptionnelle, elle passait des vacances chez une amie. Elle n’était ni accueillante ni inamicale, m’a proposé une infusion de pousses de peuplier, et ne m’a dit qu’une seule chose mémorable, en réponse à une innocente question personnelle : « J’ai tellement lutté, mon ami, pour atteindre l’indifférence que je ne vais certainement pas me confier à vous. » Une perte de temps, alors. Non. Elle m’a raconté longuement la récente repeinture en rouge de sa maison, les tons exacts (« rouge sang caillé »), les ouvriers qui faisaient le travail. Son absence de plaisir comme de déplaisir à m’en parler m’a renvoyé à ses livres à mon retour. J’y ai trouvé la même neutralité insistante, des descriptions détaillées à devenir hypnotiques, surtout le même sens que le style servait à dissimuler quelque chose.
J’ai relu son chef d’œuvre, « Leaves and trees » (« Feuilles et arbres »), avec le célèbre passage de quatre-vingts pages sur le bosquet derrière sa maison. Un corps y était-il enterré ? Des amis américains de passage chez moi à Paris se sont disputés sur la question au point d’abandonner leur projet de voyager ensemble en Europe. Le lendemain, les uns sont allés à la Cité de la science, les autres à Giverny.
Epilogue
J’ai parlé de « Tes cheveux » à un agent littéraire que je connaissais, sale type au fond. Il a trépigné à l’idée de ressortir un livre non seulement savoureux mais transgressif. Avant de sauter dans le premier train pour Issoine, il a fait une recherche sur Yahoo. Ne trouvant pas l’édition française, il a consulté les archives de l’ancien éditeur américain, récemment numérisées. Imaginez son dépit en découvrant non seulement que l’existence de ce livre était un fantasme aussi malsain que le livre lui-même, mais qu’Internet ne contenait aucune référence à son auteur. Encore un fantasme ? Mais alors qu’en est-il de sa maison, fraîchement peinte en rouge ?
Le lecteur qu’intriguerait suffisamment cet exercice peut retrouver ses antécédents dans les commentaires de la chronique « Daily Fiction » de « Libération ».
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