Le regard de MB sur « Chair et os »

Simone Signoret écrivait qu’elle avait la nostalgie de la mémoire non partagée. Il y a quelque chose d’infiniment troublant, d’infiniment frustrant aussi, à prendre conscience qu’on a gardé d’un événement un souvenir toujours un peu différent de celui ou ceux avec qui on l’a vécu. C’est comme si le ciment dont on croyait fait une relation s’effritait brusquement, et on n’ose plus dire : « tu te souviens ? », de peur de voir la brèche s’agrandir.

Le temps, en passant, a gommé jusqu’à la mémoire de ce qui faisait pourtant, à un moment, le sel de la vie.

Il a peine à se rappeler son nom, qui devait trente ans auparavant lui faire battre le cœur. De celui qu’elle a aimé, elle parle en termes anodins : « il était gentil »…

Elle se rappelle le titre du film de ce fameux soir, lui croit qu’ils étaient allés danser ou boire un verre…

« C’est bien nous qui nous sommes aimés ? », interrogeait Delphine Seyrig, de sa voix ensorcelante, dans « Muriel » ; et dans «Johnny guitar », Sterling Hayden demande : « De combien d’hommes te souviens-tu ? » à une Joan Crawford en bottes et chemise de cow-boy qui lui répond : « Et toi, combien de femmes as-tu oubliées ? ».

Mais Helen et Peter se souviennent tous deux de ce poulet dévoré dans le bus, et surtout, de s’être léché mutuellement les doigts : c’est dans leur corps que  la mémoire a déposé sa trace indélébile. Plus que la sensation, pourtant précise, de leurs langues sur leurs mains, c’est le sentiment inoubliable que ce contact sensoriel a fait naître qui s’est gravé dans leur souvenir. Celui d’être comblée pour elle, celui d’être tout-puissant pour lui : ils ont dû à ce moment-là expérimenter, pour la première fois croyaient-ils, l’illusion que chaque rencontre amoureuse suivante allait leur faire revivre, et qui avait peut-être son origine dans un très lointain passé, auquel ils n’avaient plus accès. Et ils ne faisaient que prouver, chacun de son côté, qu’on n’aime pas de la même façon, selon qu’on est un homme ou une femme…