05/05/2015

Chair et os - récit en trois chapitres

Denis Mahaffey

"Lorsque Monsieur Dow Jones rencontra Mademoiselle Droitsdelhomme"
 
(La carpe et le lapin)

Chapitre 1  Helen et Peter

Elle se tenait près du rideau ; il passait dans la rue. Leurs yeux se sont croisés un instant, puis chacun a détourné le regard.

Le pub faisait son plein du vendredi soir, tout le monde debout, quand elle l’a revu, en pleine discussion mais regardant autour de lui. Il lui a fait un signe avant de se rappeler que l’échange de regards n’avait pas valu une rencontre. Sous l’effet d’un premier verre avalé un peu vite, elle a souri. Il a fait un geste. Elle l’a rejoint. Devant les autres ils jouaient les vieilles connaissances et, dans la rue plus tard, continuaient ainsi.

Récemment arrivés dans la grande ville, ils découvraient sa diversité palpitante, et ont poursuivi ensemble la découverte. Venus tous les deux de pays bavards, ils parlaient même sans sujet pendant de longues heures. « Pour le plaisir de la langue qui batifole avec les dents » disait un observateur.

Ils ont pris l’habitude de passer la fin de semaine ensemble, de manger chez l’un ou l’autre. Il avait un vélo, en a emprunté un autre. Ils suivaient les artères, zigzaguaient dans le damier de petites rues ombragées, filaient insolemment autour des sites majestueux, palais, monuments, églises, et rentraient ivres de pédalage. Ils apprivoisaient ainsi l’énorme animal urbain.

C’était naturel : ils se sont mis à partager un lit. Chez lui, un colocataire pouvait toujours surgir pour demander le prêt de baskets ; chez elle, la propriétaire à l’âme protectrice dormait de l’autre côté d’une frêle cloison. Dévergondage et rires chez l’un, retenue et silence précautionneux chez l’autre.

Ils ne savaient pas s’ils étaient amoureux. Chacun prenait du plaisir à fréquenter un autre corps, sans que l’intensité n’atteignît le niveau où la jouissance devient – ce qui est objectivement idiot - gratitude. Ils s’aimaient bien, c’était ça.

Ils sont allés à la cinémathèque voir un film musical en noir et blanc. Un amoureux y dansait sur un plafond. « J’aime mon plafond encore plus » chantait l’héroïne, « puisque c’est une piste de danse pour mon amour. »

Une méchante faim les agrippait à la sortie dans la nuit tombée et sous la pluie. Ils ont acheté une moitié de poulet rôti, et sont montés en haut d’un bus à impériale. Dans le sac en papier sulfurisé ils ont arraché aux os des lambeaux de chair. Le demi-squelette se découvrait sous la viande. Il a fait une boule du sac, et ils ont regardé leurs mains grasses. Il lui a pris une main et l’a léchée. « Mmmm ! » Il a tendu ses propres doigts, et elle les a léchés.

Des reflets des lumières de la ville étincelaient sur chaque surface mouillée, dans chaque goutte de pluie que coursait le vent sur les vitres du bus.

Chapitre 2  Helen

J’ai retrouvé sa photo. Il était gentil. Il s’appelait Peter. Parti en Australie. Nous étions allés voir « Evergreen », et on a acheté du poulet rôti à manger chez moi. Mais on l’a bouffé dans le bus ! Même après trente ans, c’est idiot, je n’oublierai jamais la sensation. Il m’a léché les mains, j’ai léché les siennes. Je me souviens de ses doigts sur ma langue. Nous deux, les lumières, la vue d’en haut, la pluie même : c’est la première fois de ma vie que je me suis sentie comblée, en moi.

Chapitre 3  Peter


J’ai oublié son nom. Helen, c’est ça. Nous étions très amis, on faisait tout ensemble. On avait été danser, ou boire un coup, et on crevait de faim. Nous avons pris un poulet rôti à emporter, et nous l’avons mangé en chemin, dans le bus. Nous nous sommes léchés les doigts, je veux dire moi les siens, elle les miens. Je sentais sa langue, je regardais par la vitre, je me suis senti roi de tout : elle, la ville, le monde.

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