03/05/2015

Le bibliothérapeute

Martine Besset


« Elle  était lectrice comme un mouton est herbivore »(Atroce et grandiose)

Romain Lacour  ne vivait pas complètement « dans le siècle », comme on disait jadis ; il évoluait aussi et surtout dans un univers de fiction, où il côtoyait les personnages de la littérature mondiale, qui lui tenaient lieu de mentors, d’amis, d’exemples ou de repoussoirs. Ne manquant pas d’humour, il admettait volontiers être un peu décalé de ses contemporains, ne s’offusquait pas des taquineries que sa folie douce ne manquait pas de susciter, et assumait d’être parfois difficile à vivre pour ses proches.

 Ses parents lui avaient choisi son prénom par amour de l’Antiquité : ils se dirent plus d’une fois qu’ils auraient été plus avisés d’en supprimer le i, le nommant ainsi d’une façon plus conforme à son destin. Nourri de livres depuis sa plus tendre enfance, né dans un appartement tapissé de bibliothèques, élevé par des parents qui l’avaient gavé de contes avant même qu’il fût en âge de les entendre, il était prédestiné à aimer la littérature, ou à en être à tout jamais dégoûté.

Heureusement, il l’aima. Plus que tout, plus que les femmes, plus que ses enfants, plus que ce qu’on appelle la vie. Il admit très vite qu’elle prodiguait des délices dont la réalité était avare, qu’elle proposait une vision des choses et des êtres bien plus subtile que les sens les plus affûtés, et qu’on pouvait donc choisir de s’y retirer, comme on s’abrite dans un couvent du vacarme du monde.

Il lui consacra son existence. Il n’en fit pas son métier, préférant sagement être un lecteur éclairé plutôt qu’un auteur moyen. Il embrassa la carrière médicale, et s’installa dans une petite ville, pensant que son statut libéral lui permettrait d’être maître de son temps, et donc d’en garder pour lire. Car lire était sa grande affaire ; c’était pour lui  une fonction vitale, puisque sans lire il serait mort, un plaisir sans égal, et un devoir de reconnaissance vis-à-vis de tous ceux qui lui avaient ouvert les portes de cet univers : ses parents, ses maîtres de l’école publique, et les écrivains, sorte de caste infiniment supérieure aux communs des mortels, seule digne de son panthéon personnel. La médecine et la littérature étaient liées d’ailleurs par des liens étroits : des médecins, Rabelais, Tchékov, Céline, étaient devenus écrivains, et d’Horace Bianchon au docteur Pascal, de Youri Andréévitch Jivago au docteur Cottard, les disciples d’Hippocrate abondaient dans les grands livres.

La littérature l’avait plus d’une fois sauvé. La trahison des amis, les chagrins d’amour, la maladie, les catastrophes en tous genres dont la vie était prodigue, avaient presque toujours été adoucis par la lecture d’un bon roman. Il savait que les maux sont souvent guéris par des mots. Il eut donc pour principe de soulager ses patients autant avec les livres qu’avec la chimie. Il ajoutait toujours un conseil de lecture à la prescription d’antibiotiques ou de gouttes nasales. Ses patients, d’abord déconcertés, eurent tôt fait de constater les bienfaits de cette pratique, et la marotte de leur médecin leur devint panacée. Il arrivait même que certains, à peine entrés dans son cabinet, entament une discussion sur le livre conseillé à la consultation précédente, et oublient de parler des misères qui les avaient amenés là. Romain Lacour les écoutait, enchanté d’avoir propagé sa passion littéraire, qui montrait par ailleurs ses vertus thérapeutiques, et préférant enrichir auteurs et éditeurs plutôt que creuser le trou de la Sécurité sociale.

Il conseillait Queneau aux aphasiques, Annie Ernaux aux femmes empêtrées dans leur condition, « Au-dessous du volcan » aux alcooliques, et Arto Paasilina aux déprimés. Il se trompait parfois sur l’effet attendu, le psychisme humain est complexe, mais jamais sur la qualité du roman et le bonheur qu’en tiraient ses patients.

Ses confrères le regardaient de travers, mais devaient bien constater que ses malades ne se portaient pas plus mal que les leurs. Les libraires et les bibliothécaires de la ville ne tarissaient pas d’éloges sur lui, et lui demandaient souvent son avis avant d’effectuer une commande. Il devint un personnage incontournable, dont les conseils étaient recherchés, mais il refusait la plupart des invitations et déclinait toujours les sollicitations à figurer sur les listes électorales : « Non, merci, je n’ai pas le temps » disait-il avec un sourire. On n’insistait pas : chacun savait que le docteur, sa journée de travail terminée, quittait le cabinet médical pour le cabinet de lecture. A l’âge de la retraite, il s’y enferma tout à fait.

Il mourut dans son lit, les lunettes sur le nez et un doigt glissé entre deux pages de « La recherche du temps perdu ». Le conseil municipal décida d’honorer sa mémoire. On attribua son nom au collège, dans l’espoir que son exemple inspirerait les jeunes générations et leur ferait retrouver le chemin de la chose écrite et du beau style. Sur la plaque apposée sur le bâtiment, on pouvait lire « Romain Lacour (1924-2002), lecteur et médecin ». Qu’on ait inscrit ces deux mots dans cet ordre-là l’eût pleinement satisfait.

2 commentaires:

  1. Bonsoir,

    L'essai de Régine Detambel ":Les livres prennent soin de nous " (Actes Sud) vous a t 'il inspiré pour écrire ce texte ?
    Cordialement.

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  2. Ceux qui entrent en religion en se retirant dans la prière et la contemplation, et pour lesquels le contact avec leurs semblables est secondaire à leur passion, sont parfois vus comme des obsessionnels qui refusent la vraie vie. Au lieu d’accepter la réalité et, s’ils se sentent investis d’une mission, travailler pour un monde meilleur dans l’action, ils prendraient la fuite vers des croyances invérifiables et absurdes.

    Pourtant, cette histoire d’un homme entré en lecture dès l’enfance, sous l’influence de ses parents – il aurait pu tourner le dos à leur culture – est une défense et une illustration de la vie religieuse. D’ailleurs, Romain Lacour choisit sa vocation « comme on s’abrite dans un couvent du vacarme du monde ». Plus explicite encore, il « consacra son existence » à la lecture.

    Comme pour un religieux, cet amour prend le pas sur tout le reste, femmes, famille, « ce qu’on appelle la vie ». Pour lui, l’amour des livres, comme l’amour de Dieu, donne un sens à son existence. La lecture solitaire, régulière et soutenue est, comme l’adoration du saint sacrement, une voie vers l’épanouissement. Il devient un avec ce qu’il lit, comme le moine aspire à devenir un avec le Christ.

    Par ce retrait du « vacarme » ni l’un ni l’autre ne réduit sa participation au devenir de l’humanité : au contraire, leur action solitaire étaie la vie des autres. La foi ne peut que se partager.

    En faisant le portrait de ce bibliothérapeute, l’auteur réclame pour les laïcs la notion d’extase, ce mouvement de l’âme qui, avec ou sans Dieu, est universel. Car la solidarité est une accumulation de mouvements d’âme individuels.

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