28/02/2015

La carpe et le lapin

Martine Besset


"Gai, gai, marions-nous"
(Mon frère Daniel Degrézis)

Lorsque Monsieur Dow Jones rencontra Mademoiselle Droitsdelhomme, tout le monde s’attendait à ce qu’ils se haïssent au premier mot échangé : or, il arriva exactement le contraire. Le trader en costume Armani tomba sur le champ amoureux de la militante tout terrain, et, ce qui était somme toute encore plus improbable, celle-ci s’éprit instantanément de son ennemi de classe.

Comme chez tous les amoureux du monde, chacun des traits de caractère de l’autre, chacun de ses idiomes, chacune de ses manies, se transformait en une source de délices intarissable. La belle trouvait une classe folle au luxe tapageur des costumes et des voitures de son amoureux (il faut dire que cela la changeait de sa Twingo hors d’âge et de ses fringues en solde) ; elle pensait que son hyperactivité boursière signait sa compétence et son efficacité professionnelles ; elle trouvait même que ses discours sur le CAC 40, objet autrefois hostile, menaçant et totalement incompréhensible, qui se nimbait maintenant d’un mystère séduisant, chantaient à ses oreilles comme une mélodieuse langue exotique, dont le sens lui échappait, mais dont la musique nouvelle la ravissait…Lui, de son côté, s’enchantait de la candeur et de l’ingénuité de sa dulcinée, qui croyait à la solidarité et au progrès humain, s’émerveillait qu’elle fût capable de dépenser tant d’énergie pour organiser un meeting ou faire circuler une pétition, s’attendrissait sur son courage quand elle écrivait des lettres ouvertes à des dirigeants pour faire libérer des prisonniers politiques : il la couvait du regard, attendri et amusé, comme lorsqu’on observe les jeux d’un enfant, puis retournait aux choses sérieuses,  la consultation fébrile de la cote Desfossés, les graphiques abscons censés représenter des échanges commerciaux en temps réel, et les bénéfices de grands patrons qui licenciaient derechef des centaines de travailleurs sous prétexte de rentabilité.

Bien évidemment, cela ne pouvait pas durer…Il réalisa progressivement qu’il jugeait son idéalisme dépassé et ses valeurs obsolètes, qu’elle lui tapait sur les nerfs à vouloir se battre sans cesse contre toutes les misères du monde, des misères dont il n’avait que faire et que de toutes façons tous ces gens-là n’avaient pas volées. Dans un éclair tardif de lucidité, elle se confronta à ce qu’elle avait vaillamment (ou lâchement) cherché à se cacher trop longtemps : que son homme passait sa vie à détruire le monde qu’elle s’efforçait de rendre meilleur. Ils se disputèrent, se déchirèrent, puis se séparèrent.

Quelques mois plus tard, elle fit la connaissance, au cours d’un colloque universitaire, d’un chef d’entreprise dont on apprit par la suite qu’il avait déménagé en douce son usine en Moldavie. A la même époque, dans un forum sur les nouvelles formes du libéralisme, il rencontra une militante altermondialiste à la tête d’une manifestation. Naturellement, ils tombèrent tous deux amoureux de qui il ne fallait pas. Naturellement, l’histoire se répéta…

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