"Se matérialise soudain un personnage rendu flou par les années"
(L'obscur ennemi qui nous ronge le cœur)
Mimi était plus anti-flamande que wallonne, plus wallonne que belge, moins belge que francophile et, plus que tout, proustienne. J’ai fait sa connaissance à la réunion annuelle convoquée dans la Beauce pour assister à – j’allais dire « autoriser » - la floraison des aubépines dont le narrateur d’« A la recherche » est témoin.
C’est à ce titre littéraro-mondain que j’éveille son souvenir ici, en une esquisse moins biographique qu’amicale d’une femme aux manières convenues mais à l’esprit audacieux, et qui a montré ses qualités le jour atroce et grandiose – ses mots – où elle a été surprise par les orages de l’histoire.
Elle était beaucoup plus âgée que moi, et riait de m’entendre dire, avec l’aplomb qui vient à vingt-cinq ans, « Quand j’étais jeune ». Elle est devenue amie, et l’a confirmé en m’appelant « Ami Denis ».
Elle aimait recevoir, me laissait toujours sa chambre quand j’avais une envie de Bruxelles, prenant elle-même un lit de camp. A la première visite elle m’a fait connaître les fastes de la cuisine belge au déjeuner de dimanche : un rôti de bœuf démesuré dans lequel elle avait fait des coupes, et inséré une tranche de jambon dans chacune, le plat étant terminé en direct à table quand elle a versé sur le tout une épaisse sauce aux champignons.
Elle avait un locataire, un vieux monsieur avec lequel elle partageait beaucoup, sauf l’intimité qui fait un couple. Il était férocement de droite, admirateur de Léopold III, « ce marteau du Parlement ». En principe Mimi avait les mêmes idées, mais sa générosité lui faisait les trahir.
Elle était lectrice comme un mouton est herbivore : par nécessité existentielle. Elle avait lu « L’être et le néant » de Sartre : j’étais déjà impressionné. De « L’anti-Œdipe » de Deleuze elle a dit « Je ne comprenais pas, mais j’ai lu jusqu’à la fin. »
Son fils s’est tué dans un accident la veille d’un Nouvel an. Trois mois plus tard elle est venue me retrouver en Tunisie, où je passais un an. Ce premier voyage vers une autre culture a révélé combien elle acceptait la vie et ceux qui la vivaient.
Elle avait toujours été rebelle, disait-elle. Dans sa ville natale de Chimay, elle scandalisait les bourgeois en se promenant sans bas.
A un moment où ma vie affective s’était complexifiée encore plus que d’habitude, une amie commune, qui lui avait tout raconté goulûment (telle que je la connaissais), m’a rapporté sa réaction : « Et c’est Denis qui mène le cirque ? » J’étais encore d’un âge à éprouver une envie à la fois de rougir et de rire, pris entre embarras et frivolité.
Quand les forces allemandes ont envahi la Belgique en 1940, Mimi est partie à pied en direction de la France, avec deux très jeunes enfants.
« Nous marchions sur la route. Au-dessus, les chasseurs anglais et allemands s’interceptaient, tiraient les uns sur les autres, s’écrasaient. C’était la situation la plus atroce de ma vie, et nous risquions à tout moment de mourir ; en même temps, je me suis dit que jamais je n’avais vu, et que jamais je ne reverrais, un spectacle aussi grandiose. »
Nos relations se sont arrêtées avec la naissance de mon fils. Mimi se faisait facilement aux frasques, affectionnait les dévergondés : une vie d’homme marié père de famille manquait singulièrement d’envergure pour elle. Elle est morte sans avoir connu ma femme et mes enfants.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerUne femme aux manières convenues et à l’esprit audacieux, nous dit-on…Et si c’était le contraire ?
Car après tout les manières de Mimi ne semblent pas tellement conformes aux usages en cours : ne choque-t-elle pas le bourgeois de Chimay avec ses jambes sans bas, à une époque où les femmes honnêtes ne laissaient entrevoir que bien peu de peau nue sur la place publique…Ne voyage-t-elle pas (pour rejoindre un jeune homme, qui plus est…) trois mois après la mort de son fils, alors que la bienséance de son temps eût dû la cloîtrer à la maison, tout de noir vêtue ?
Ses idées sont-elles si anticonformistes qu’elle veut le faire croire ? Admirer Léopold III, et professer des idées férocement de droite, comme son réactionnaire de locataire, est-ce la preuve d’un esprit audacieux ouvert aux idées nouvelles ? Je me demande si en affectionnant les dévergondés et en étant si indulgente aux frasques d’autrui, en observant avec gourmandise les complications amoureuses de ses amis, Mimi ne s’offrait pas tout simplement, par procuration, une vie de rechange moins austère que la sienne…
Ce portrait la montre généreuse et courageuse, pourtant il ne me la rend pas tellement sympathique : je n’aime pas, en particulier, qu’elle abandonne ses amis sous prétexte qu’ils quittent les sentiers vagabonds pour une route plus fréquentée. Cependant, comment ne pas tout pardonner à quelqu’un qui aime Proust, et fait le voyage jusqu’à Illiers-Combray pour la floraison des aubépines ?…