Denis Mahaffey
En cherchant dans un tiroir le tampon encreur pour mettre l’adresse d’expéditeur sur une enveloppe, j’ai retrouvé une petite boîte en bois de cèdre. L’ami le plus proche de mon père me l’avait donnée à Noël quand j’étais enfant. La boîte était à l’envers, son contenu renversé. J’ai tout remis en place. Je l’ai posée sur le bureau, puis j’ai sorti et examiné chaque objet.
Et… comme si un coupe-circuit avait été enclenché et le courant établi, les objets paraissaient mieux éclairés. Le regard a pu s’arrondir, s’informer, percer. Pour que la matière soit traduite en écriture :
Ö La petite broche d’argent avec le nom « Bella », dont les lettres ne sont pas gravées mais soudées sur la base. C’est le nom de ma grand’mère née en Ecosse, Isabella Halliday – elle avait un second prénom dont je n’ai jamais su l’origine, « McCallum ».
Ö L’insigne de moniteur de mon lycée, l’Académie royale de Belfast, que je portais sur mon uniforme pour signaler mon rôle, celui d’une vingtaine d’élèves chargés de la discipline. Mon frère aîné, élève sérieux et appliqué, avait déjà reçu cet insigne en Première ; moi, avec de bonnes notes mais plus indiscipliné, je ne l’ai obtenu qu’en Terminale.
Ö Le morceau de fossile que j’avais extirpé de la falaise calcaire dans une petite baie sur la côte est de l’Irlande. Nous avions pique-niqué en famille, mon frère, ma mère, mon père, son ami que nous les garçons appelions « Oncle », et qui m’a fait cadeau de la boîte où ce fragment est conservé. Le fossile, cinq centimètres de long, cylindrique et effilé, ressemble à un fragment de phalange tombé d’une statue grecque. Pour l’écriture, il a fallu enquêter sur ses origines. Le résultat est féroce : il ferait partie du rostre, ou bec, d’une bélemnite, un céphalopode marin fossilisé, prédateur commun dans les calcaires d’Irlande. Le rostre servait à déchirer la proie. La créature à laquelle il appartenait s’est éteinte dans le Dévonien ou le Crétacée, il y a 375 ou 66 millions d’années.
Ö La petite pièce de trois pence en argent avec la tête du roi anglais Georges V, datant de 1917 et remplacée à partir de 1937 par une pièce en cuivre plus épaisse et dodécagonale, c'est-à-dire avec un bord à douze facettes, et que je m’amusais à poser débout sur une facette.
Ö Deux montres sans bracelet et qui ne font plus tic-tac depuis longtemps. L’une, à chiffres romains, est la première montre de mon père. Il l’a donnée à mon frère aîné en recevant une montre en or à son départ en 1947 d’une société d’assurances santé. La sécurité sociale nationale gratuite ayant été votée, la société n’avait plus raison d’être. Il est devenu fonctionnaire au Ministère de la santé d’Irlande du Nord. A sa mort mon frère a hérité de la montre en or, et m’a passé l’autre. La seconde montre a été un cadeau de Noël d’un compagnon quand nous étions professeurs en Tunisie, lui de mathématiques dans un lycée de garçons, moi d’anglais dans un lycée de jeunes filles.
Ö Le badge de cuivre noirci représentant une harpe celtique surmontée d’une couronne, l’insigne de la Police royale d’Ulster, la force créée pour l’Irlande du Nord après la partition de l’île en 1922.
Ö Le bout de chaîne d’argent avec une trentaine de maillons, chacun minutieusement strié, comme si le métal était tressé, avec une barre transversale au bout pour l’attacher dans une boutonnière. Comme pour le rostre, une enquête révèle que c’est un « té Albert », parce que c’est le mari de la Reine Victoria, Prince Albert, qui l’a popularisée.
Ö La plaque d’identité de mon terrier Myshkin, qui partageait son nom avec le Prince Mychkine de Dostoïevski. Au verso mon nom et l’une de mes nombreuses adresses à Londres. Nous y avons vécu ensemble jusqu’à ce que, face à un pic de turbulences métaphysiques, je l’envoie chez mes parents en Irlande. Pendant une promenade avec mon père, il a traversé la rue en courant et a été écrasé. Ma mère m’a dit que, chose inouie pour mon père, il a pleuré sa mort.
Ö La perle de verre grande comme une noisette, imitant un énorme brillant taillé.
Ö La boîte elle-même, d’une facture soignée et moins simple qu’elle ne paraît. Avec une largeur de 7cm, a-t-elle servi à offrir des cigarettes aux invités, comme c’était l’habitude ? L’intérieur est bordé de quatre panneaux minces amovibles. Deux petites enveloppes ont été glissées derrière le panneau côté charnières. Je les ai sorties et ouvertes. A l’intérieur de la première un message imprimé, pour lequel j’avais utilisé un autre cadeau de Noël, un jeu de caractères en caoutchouc avec des formes pour les composer.
Sur l’enveloppe, « Au Peuple de l’Avenir » ; à l’intérieur :
Belfast, 27 déc. 1949. Cher Peuple de l’Avenir, J’espère bien que vous recevrez cette lettre. Nous sommes actuellement dans l’Age de Fer. Je pense que vous, vous êtes dans l’Age Atomique. Bien à vous, Denis Mahaffey. (Notez le point final.)
Mon petit-fils connait la boîte. Il y a deux ans je lui ai montré les panneaux amovibles et il a inséré une seconde enveloppe pour le même destinataire : « AU PEUPLE DE L’AVENIR » ; à l’intérieur :
F*** W** Villeblain France, 15 sept 2023
Mon grand-père a écrit la lettre de Belfast. Je ne sais pas [combien ?] de lettres il y aura quand vous lirez ce courrier, mais la mienne est la deuxième.
Nous sommes dans l’Age Industriel.
PROTEGEZ LA NATURE
Tout est remis en place, la boîte en bois de cèdre rangée dans son tiroir. Comme avant ? Non, chaque fois que je l’ouvrirai, le contenu sera plus net pour avoir été mis en mots, s’entourant même d’une lueur attendrie.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerAu premier abord, c’est une surprise : ainsi, sans nous concerter, D.M. et moi avons tous les deux eu la même source d’inspiration, ou presque. Des objets pour lui, l’image d’un lieu pour moi, sortis tout droit de notre enfance, et brusquement offerts à notre regard.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme/Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » : la question du poète est de tous les temps. Les objets et les lieux du passé, parce que nous les avons connus alors que nous étions enfants, ont absorbé toutes les émotions qui furent les nôtres, et nous bouleversent en les restituant dans toute leur fraîcheur, quand nous y sommes confrontés très longtemps après.
Le texte de D.M. n’est pas seulement le récit de ce surgissement du passé. Certains des objets qu’il passe en revue, sortis de la boîte en bois de cèdre qui les contient depuis tant d’années, sont entrés dans sa vie alors qu’il était enfant, adolescent, ou jeune adulte. Les autres ont été transmis par ceux qui l’ont précédé : grand-mère, père, frère aîné. Ils racontent une histoire, familiale mais aussi politique (la partition de l’Irlande), dont l’actuel possesseur de la boîte pourrait être le dernier maillon.
Mais voilà que la boîte, grâce à deux lettres manuscrites, prend un autre statut : la voilà bouteille lancée dans la mer du temps, l’égale à moindre échelle de ces signaux lancés dans le vide sidéral par certains engins spatiaux, porteurs de témoignages de notre civilisation humaine. L’enfant D.M. y a glissé un message pour les générations à venir ; soixante-quatorze ans plus tard, son petit-fils en a fait autant. Le premier imagine un futur atomique peut-être fascinant, le second supplie ses successeurs sur la Terre de protéger la nature : comment mieux dire qu’en deux générations, l’histoire humaine a subi des changements radicaux ?
Ainsi, la petite boîte est plus qu’un objet magique restituant à un ancien enfant les émotions de sa jeunesse. Venue de plusieurs générations en arrière, elle est destinée à voyager dans l’avenir. Elle fera, qui sait, peut-être un long voyage. Découverte par des humains du futur, elle leur parlera d’un temps qu’ils auront de la peine à imaginer, mais leur dira au moins que comme D.M., ses ancêtres et son petit-fils, ils font partie d’une chaîne ininterrompue.