Martine Besset
"Marche arrière dans le temps"
Faire le trottoir
L’annonce immobilière me saute au visage. Arrivée sur l’écran de mon téléphone au terme d’une étonnante succession de hasards, elle vante un « appartement hyper centre, 3 pièces, 2 chambres, avec box ». C’est le nom de la ville qui m’a d’abord alertée, puis les images accompagnant le texte. Aucun doute, et mon cœur bat plus vite: cet appartement décrit avec une aussi affligeante banalité, c’est celui ou mes sœurs, mon frère et moi avons passé toute notre enfance et notre adolescence, et où nous n’avons pas remis les pieds depuis plus de quarante ans...
Le « box » me laisse perplexe. Est-ce donc ainsi que l’on nomme maintenant ce que nous avons toujours appelé « le cabanon » : une modeste construction, alignée avec trois autres, identiques, sur la longueur de la cour, où les occupants des quatre appartements de l’immeuble entassaient ce que l’on met de nos jours dans un garage, mais personne alors n’avait de voiture...Le nôtre contenait la mobylette de notre père, qu’il utilisait pour se rendre à son travail. Un été, c’est avec elle qu’il nous a rejoints en Auvergne où nous passions les vacances, au terme d’une nuit épuisante, ses cannes à pêche ficelées sur sa « pétrolette »...On y entassait aussi les boulets de charbon, qu’il fallait monter dans un seau métallique pour remplir le poêle qui tentait vaillamment à lui tout seul de chauffer l’ensemble de notre logement.
Nos parents l’avaient acheté lorsqu’ils avaient quitté l’Ardèche pour cette banlieue parisienne où son entreprise avait muté notre père. Quelques économies, peut-être, un prêt de notre grand-mère : pas de quoi faire des folies, et nous nous étions retrouvés entassés à six dans trois pièces. J’avais six ans, mes sœurs cinq et quatre ans, mon frère deux. Nous avons tous les quatre partagé la même chambre jusqu’à la fin de notre adolescence : je n’en ai pour ma part gardé que des bons souvenirs, mais aussi le désir non négociable d’avoir désormais une pièce rien qu’à moi...Nous l’avons vendu vingt-cinq ans plus tard à la mort de notre mère, sa dernière occupante. Aucun d’entre nous ne vit plus désormais dans cette ville, aucun n’y est jamais revenu.
Nous sommes nombreux, je crois, à partager un même fantasme : revoir les lieux que nous avons habités et aimés, et voir comment nos successeurs les ont transformés. C’est rarement possible. Il y a des années, nous avons sonné un été à la porte de ma maison natale : la rudesse de la voix sortie de l’interphone, et les hurlements des chiens, nous ont ôté toute envie d’aller plus loin. La vidéo qui accompagne le texte de l’annonce rend soudain ce vieux rêve accessible. Je l’ai mise en route le cœur battant ,et alors que les images se succèdent, je suis envahie par un sentiment d’étrangeté : certes, c’est bien « notre maison », celle où nous avons grandi, celle où s’est construit le lien indéfectible qui nous lie toujours tous les quatre. Mais l’usage du grand angle agrandit démesurément les lieux, les pièces sont vides de tout objet, et quelques transformations çà et là soulignent le passage du temps ; l’appartement ne coïncide pas complètement avec mes souvenirs, j’ai le sentiment de regarder un décor destiné au tournage d’un film sur mon enfance.
On voit la cour, qui fut notre seul terrain de jeu : un espace en L recouvert de macadam, avec des fils à linge où il arrivait que la lessive gèle en hiver. Nous y avons appris à faire du vélo, et je garde le souvenir cuisant d’un collant bleu tout neuf déchiré alors que je m’exerçais aux patins à roulettes. Des années plus tard, elle fut le théâtre d’une scène que je n’ai jamais oubliée. J’étais sortie avec un garçon, mes parents ne le connaissaient pas, ne savaient pas où nous étions allés, n’avaient aucun moyen de me joindre, et se sont angoissés de ne pas me voir rentrer. Quand j’ai franchi la grille, fort tard dans la nuit, j’ai été cueillie sans préambule par une gifle monumentale de mon père, tapi dans l’ombre, et qui devait se ronger les sangs en m’attendant.
Notre appartement était au premier étage. On pénétrait dans une entrée qui paraît gigantesque sur la photo de l’agence immobilière ; elle était en réalité suffisamment grande pour que l’on y fourre, sans aucun souci de décoration, tout ce qui ne tenait pas dans les autres pièces : deux malheureuses armoires contenant les vêtements de toute la famille — rien de comparable avec nos dressings d’aujourd’hui —, un bahut où trônait le téléphone, un appareil à cadran en bakélite noire dont je me rappelle encore le numéro, surmonté d’une étagère pleine des œuvres les plus marquantes du réalisme socialiste, que j’ai toutes lues à l’époque...Il y avait aussi le réfrigérateur, un gros appareil ventru jaune paille, la cuisine étant trop exiguë pour
l’accueillir. Bizarrement, c’est au pied de ce réfrigérateur que nous déposions nos chaussures, le soir de Noël.
La cuisine est la pièce qui a le plus changé. Heureusement, d’ailleurs. De notre temps, elle était assez misérable, et aussi peu fonctionnelle que possible : notre mère n’avait aucun goût pour les activités censées s’y dérouler. Sur la photo, elle est aménagée du sol au plafond, pleine de placards et de rangements dont nous n’aurions su que faire. C’était une sorte de couloir, au bout duquel une paillasse carrelée, sous la fenêtre, servait de plan de travail. Un tabouret était glissé en dessous, qui avait acquis un statut particulier : quand nous avions quelque chose à dire à notre mère, et à elle seule, nous nous y asseyions, en général après le dîner, et vidions notre sac. J’ai utilisé de nombreuses fois ce tabouret aux confidences.
La salle à manger, qui servait aussi de salon, de bureau, d’un peu tout, faisait la fierté de notre père : « vingt-cinq mètres carrés ! » disait-il, tout glorieux, à nos visiteurs admiratifs. Il faut dire qu’à cette époque, la majorité de la population était mal logée ; de nombreux amis de nos parents habitaient en ville — dans ce qui ne s’appelait pas encore l’hyper centre — des taudis humides et sombres : cette pièce, dont les fenêtres donnaient sur les arbres du boulevard, devait en effet leur paraître luxueuse. Et pourtant...
La salle de bains était aussi, à l’époque, un aménagement envié. Ce qui me frappe sur l’image, c’est qu’elle est maintenant toute rose. Chaque été, nous partions deux mois avec notre mère, et notre père, qui n’avait que trois semaines de vacances, nous rejoignait en août. Il profitait de sa solitude estivale pour se lancer dans de grands travaux, comme le ponçage et le cirage des parquets. Un été, il a repeint la salle de bains, en mauve. A notre retour, personne n’a eu le courage de lui dire que cette couleur, certes plus pimpante que le jaune pisseux qui la précédait, nous donnait, dans la glace du lavabo éclairée par un pauvre néon, des têtes de déterrés.
L’image de notre ancienne chambre-dortoir rend bien mal compte de toutes les aventures qui s’y sont déroulées. Nous jouions peu dehors, recevions peu de copains : c’est tous les quatre, et dans cette pièce, que nous organisions nos jeux, en toute équité, sans distinction de genre et en utilisant toutes les ressources de notre imagination. Nos quatre lits ont été des maisons, des bateaux, des étals de marchandises, des champs de bataille, des montagnes à gravir, des écoles et des tapis de gymnastique. C’est cette chambre qui contient toute notre enfance. A une extrémité s’ouvrait une pièce minuscule que nous appelions la penderie, bien que rien n’y fût suspendu, et qui faisait office de débarras : on y trouvait les valises, les couvertures, les cannes à pêche de notre père, nos chaussures de montagne, Et puis, occupant la moitié d’un mur, les nombreux tomes du Capital et du Manifeste du parti communiste, que personne je crois n’a jamais lus...C’est aussi là que nous nous cachions, mes sœurs et moi, à l’adolescence, quand sonnait à la porte un ami de nos parents aux mains un peu baladeuses, et que nous attendions son départ avec force fous rires. Sur la photo de l’agence, elle semble avoir été remplacée par une improbable mezzanine, percée d’une fenêtre dont aucun de nous ne comprend sur quoi elle donne...
Voilà, j’ai fait, par vidéo interposée, le tour de l’ancien propriétaire. Chaque coin de l’appartement a réveillé mille autres souvenirs...Avec mes yeux d’adulte, et tant d’années après, je me rends compte à quel point notre lieu de vie était laid : les meubles étaient dépareillés, les papiers peints bon marché, les couleurs ternes et mal assorties. Par manque de moyens, bien sûr, mais aussi parce qu’à cette époque, encore proche de la fin de la guerre, l’essentiel était d’avoir un toit sur la tête, l’eau au robinet, et l’électricité dans toutes les pièces. Le goût pour la décoration, l’idée que les objets utilitaires pouvaient aussi être beaux, ne sont arrivés que plus tard.
Si ces images me laissent aussi troublée, c’est qu’elles prouvent que rien, absolument rien, ne subsiste de notre passage. Nous y avons vécu une période essentielle de notre vie, celle de tous les apprentissages, toutes les découvertes, nous y avons tissé les liens qui unissent à jamais notre fratrie, et pourtant, ce sont, sauf pour nous, des pièces vides, et banales.
En plus de quarante ans, combien d’occupants se sont-ils succédé dans ces lieux ? Lequel a aménagé la cuisine, construit une cloison dans le salon, eu l’idée de cette étrange mezzanine ? D’autres enfants ont-ils dormi et joué dans notre chambre ? Sont-ils allés comme nous à l’école de l’autre côté de la rue ? L’annonce, consultée à nouveau quelques semaines plus tard, m’apprend que l’appartement a été vendu. Ses nouveaux propriétaires ont-ils conscience de tous les fantômes qui l’habitent ? J’aimerais croire que les murs ont gardé un écho des rires des quatre petits enfants qui y ont vécu autrefois ; mais sans doute restent-ils muets, et c’est seulement dans les souvenirs de ces quatre-là, qui ont cessé depuis belle lurette d’être des enfants,qu’on les entend encore...
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