09/01/2023

Le porte-bagages

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Denis Mahaffey


"Elle fut incapable de penser à rien d’autre."
Le leurre


« Tu es gentil. » Voilà ce qu’elle m’a dit. Rien à faire. Elle a souri.

Voilà. J’arrête tout. Je vais bosser le bac Français, les parents seront contents. J’arrête tout, l’équipe de vélo, les cours Internet de guitare. Je ne regarderai plus de vidéos idiotes sur le mobile. Parlant de mobile, je ne passerai plus que trois minutes en appelant le soir. Mickaël peut-être un peu plus long, sinon c’est pas possible.

Le basket quand même : comme je suis le plus grand, je peux pas les laisser tomber, sinon ils sont battus partout. Et Mickaël m’en voudrait.

Je m’engage à ne plus penser sans cesse aux filles. Surtout que ça marche pas. « Tu es gentil » m’a dit en souriant la dernière. Gentil ? Je veux être mauvais, un mauvais sujet, le genre qui semble avoir tout le succès. Regarde Anthony : sale type, toujours prêt à te faire un mauvais coup. En cours d’EP, parce que je voulais pas céder ma place aux douches, il m’a marché lourdement sur le pied. A l’asso le soir je devais prendre la parole. J’avais déjà un trac monstre, puis je me demandais si j’allais pouvoir avancer jusqu’au micro, tellement j’avais mal. Enfin j’ai pu.

Pourtant les filles l’entourent, Anthony, l’embêtent, rient comme des folles. Mais il n’a pas de vraie copine, remarque.

Mickaël et moi on va réviser ensemble, le paquet obligatoire de petits gâteaux suédois double  chocolat entre nous, et nous nous chamaillerons jusqu’à nous rouler par terre pour avoir le dernier.

J’ai tout fait pour trouver une copine. J’engage la conversation, j’essaie de trouver un sujet qui l’intéressera, je suis poli. Quand elle est bien, je prends un air admirateur, tant que je peux. J’essaie de ne pas baisser le regard vers sa poitrine, si elle en a déjà.

Hier, avec une fille de la classe, nous avions parlé en marchant dans la rue après les cours, et elle allait partir dans une autre direction, et je me suis penché, et j’ai essayé de l’embrasser, et elle a détourné la tête, et elle a ri un peu, et elle m’a touché le bras, et elle m’a regardé dans les yeux, et elle a dit « Tu es gentil. »

Mais qu’est-ce je veux ? Que faire avec les filles ? Je sais ce qu’on doit faire, mais on peut pas lancer ça sans avoir fait connaissance, en avoir parlé, être d’accord. Anthony raconte ses « coups » dans le détail, je trouve cela dégoutant. Et je ne sais pas si c’est même vrai.

Qu’est-ce je veux ? C’est idiot, mais si je me laisse rêver, j’ai une image qui m’émeut, me donne presque des larmes aux yeux, et qui, c’est bizarre, en même temps me gonfle les poumons, me donne le sentiment d’être super-fort, le roi du monde. Cette image, cette envie ? Je suis sur mon vélo dans la rue et elle, elle est assise derrière sur mon porte-bagages comme une reine (et moi le roi, ha ha !), et elle me tient par la taille.

C’est complètement fou : mon vélo est un racer, il a pas de porte-bagages.

Je n’ai jamais raconté ça à personne. Si je le disais à Mickaël ? Tiens, avec lui on peut parler pendant des heures, ou ne rien dire pendant des heures, alors qu’avec une fille je ne sais pas quoi dire après la première phrase. Au moins lui ne me dit jamais « Tu es gentil » : en partant avant les vacances, c’était « Qu’est-ce que t’es con. »

Quand nous étions jeunes, Mickaël et moi, qu’est-ce qu’on se marrait ! Des concours de pets quand il restait la nuit… On a failli tomber du lit, tellement on rigolait. Chacun pétait, et l’autre se pinçait le nez. Dans le lit… Le lit. J’étais au lit, avec un garçon… Je suis peut-être homosexuel sans le savoir, et les filles le voient et ne veulent pas de moi.

Si c’était vrai. Mickaël ne voudrait plus me connaître, lui qui a une petite amie. Et puis j’ai pas envie. Ou je ne sais pas que j’ai envie, ce serait ça ? Je ne saurais même pas quoi faire. Avec un homme.

Je ne vais pas me casser la tête avec ça, pas pour l’instant. Je pourrais demander à Charlie, il a déjà des airs de fille mais c’est pas du tout un copain.

Ce soir, avant de m’endormir, je vais penser au porte-bagage. Je roule, derrière moi une belle fille, une superbe, avec de longs cheveux au vent ; elle me tient par la taille ; je sens ses seins sur mon dos ; elle pose sa joue sur mon maillot ; elle joint les mains autour de mon corps et me serre.

La chaussée est rugueuse et le vélo saute comme un cheval qui se cabre. Elle pousse de petits cris, s’accroche à moi comme si moi seul je pouvais la sauver d’une chute. Elle dégage mon maillot pour me tenir encore plus fort, ses bras et ses mains sur ma peau. Elle me serre si fort que je perds le souffle. Elle remonte mon maillot et je sens ses seins sur mon dos nu. Ah, c’est bien, si bien, je l’aime, je suis amoureux d’elle. Ah ! Je pousse plus fort sur les pédales, si fort, mes jambes deux pistons qui montent, descendent, montent, descendent, je crois que nous allons nous envoler. Ah, c’est trop bien ! Aah ! Vélo, cadre, roues, pneus, guidon, pédales, dérailleur, porte-bagages (y’en a pas !), la fille, ses cheveux, ses seins, moi, on décolle ! Aaaah !! Aaaah !!!


1 commentaire:

  1. Martine Besset écrit :
    L’auteur évoque, dans un style parlé qui est celui de son personnage, un adolescent en proie aux tourments de son âge. Pourquoi n’arrive-t-il pas à draguer une fille ? Pourquoi le considèrent-elles seulement comme un gentil garçon, alors qu’elles s’empressent et gloussent autour des « bad boys » ? Pourquoi la relation est-elle si facile avec son pote Michael, et impossible avec ces demoiselles qui ne s’intéressent pas à lui ? Serait-il homosexuel, sans le savoir ? Mais non...

    Tous les garçons passent par là...Les filles aussi, même si elles ont la langue mieux pendue et que le partage avec leurs copines leur donne une fausse assurance. Car tout est dans l’apparence : les garçons fantasment sur les filles en feignant une supériorité qu’ils sont loin d’éprouver, les filles fantasment sur les garçons mais les trouvent tellement balourds...Les réseaux sociaux et les films pornographiques accessibles d’un simple clic sont passés par là, et ont sans doute introduit dans l’imaginaire érotique des adolescents d’aujourd’hui beaucoup de malentendus et de violence. Je suis néanmoins prête à parier que la plupart rêvent moins de « coups dégoûtants » que de promenades au clair de lune...

    Le garçon dont il est question ici a un fantasme récurrent : emmener une fille sur le porte-bagages de son vélo. Ledit vélo n’en possède pas, mais où est le problème ? Le scénario est simplet, mais suffisamment riche en sensations tactiles, les seins de la fille contre son dos, les peaux qui se touchent, ses bras qui serrent sa taille, pour que la jouissance masturbatoire soit atteinte chaque fois. Et se renouvelle sans doute chaque soir avant que l’adolescent s’endorme...

    Une fille aurait-elle ce genre de fantasme ? S’imaginerait-elle conduisant un vélo, un garçon à califourchon derrière elle ? Je n’en suis pas sûre... Même si tout est permis dans l’imaginaire, elle se verrait plutôt derrière le garçon, collée à son dos et les cheveux au vent, tremblant à la fois de peur et de désir. Si les relations entre les sexes ont été sérieusement bousculées au cours de l’évolution, il reste peut-être quelque chose d’archaïque dans nos pulsions les plus secrètes. Le film Les vacances romaines, de William Wyler, a enchanté le public dans les années 50, et se revoit avec délice. Toutes les filles ont rêvé de parcourir Rome sur le porte-bagages de la Vespa, tous les garçons ont rêvé de la piloter. Aucune fille n’a jamais rêvé d’être à la place de Gregory Peck, aucun garçon à celle d’Audrey Hepburn. Il y a dans cette chevauchée motorisée, comme dans toutes celles, équestres ou mécaniques, que le cinéma et la littérature nous ont donné à voir, d’inconscientes résurgences d’une scène archaïque : un homme enlève une femme, pour la faire sienne. Polie et enjolivée par des millénaires de langage, d’histoire et de normes sociales, bref, par ce qu’on appelle la civilisation, le fantasme qui emmène l’adolescent au septième ciel prend ses racines dans son cerveau reptilien où subsiste le souvenir d’hommes traînant les femmes par les cheveux jusqu’à l’entrée d’une caverne.

    Mais qu’importe, après tout ? Tant qu’il y aura des filles, des garçons, et que le désir circulera, l’imagination, pauvre ou riche, procurera à chacun ce que la vraie vie lui refuse...

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