22/10/2022

Un leurre

Martine Besset


 « je sais, sans savoir comment je le sais... »
La peur de ma vie


« Isabelle, un déca, Patrick, deux sucres, Francis, un seul, et moi, aucun ! ». Après avoir tourné autour de la table en tendant sa tasse à chacun, Laura s’assit à sa place en saisissant la sienne, et les considéra tous les trois avec un grand sourire amical. Pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient, Isabelle trouva ce sourire un peu agaçant. Un sourire qui disait la satisfaction d’être une maîtresse de maison accomplie, se souvenant au morceau de sucre près des préférences de ses hôtes, bon, c’était déjà un peu énervant, mais il y avait autre chose.... Isabelle dévisagea Laura tout en sirotant son café – parfait, il fallait le reconnaître – cherchant ce qui dans sa mimique ou son intonation, avait pu déclencher chez elle ce petit frisson d’énervement.

Elle connaissait Laura depuis plusieurs années. Cinq ans auparavant, Patrick et elle étaient venus s’installer dans cette banlieue résidentielle, après une longue réflexion. La proximité de la gare RER qui menait à Paris en vingt minutes les avait convaincus, autant que l’espace dont ils disposaient, qu’ils n’auraient pas pu s’offrir dans la capitale. Patrick enseignait dans une fac parisienne, et Isabelle avait réussi à se faire nommer dans le lycée proche de chez eux. Ils avaient ainsi commencé une vie confortable de trentenaires branchés, et s’en trouvaient bien. Laura et Patrick avaient emménagé dans le même immeuble deux ou trois ans après eux. Après un apéro de bienvenue chez les uns, puis chez les autres, ils avaient constaté qu’ils avaient le même niveau d’études, des opinions politiques proches, le même Télérama sur la table basse du salon, et une bibliothèque bien garnie : des gens fréquentables, en somme...

Laura travaillait dans une maison d’édition parisienne, et retrouvait parfois Patrick dans le RER. Francis, cadre dans une entreprise située dans la banlieue ouest, s’y rendait en voiture. Les deux couples s’étaient liés d’amitié, s’étaient mis à partager dîners et spectacles. Ils se voyaient à quatre, sans que des paires soient privilégiées, comme c’est souvent le cas, quand les deux femmes, ou les deux hommes, nouent un lien plus fort.

Cet agacement nouveau la tracassait. Elle y pensait toujours après leur retour chez eux, allongée dans leur chambre auprès de Patrick qui dormait déjà, malgré le café avec deux sucres. « Patrick, deux sucres... ». Ces quelques mots anodins prononcés il y a quelques heures par Isabelle, lui firent subitement courir un frisson le long du dos. Oui, voilà, elle était là, la réponse...Laura avait prononcé ce bout de phrase – Isabelle avait encore l’inflexion de sa voix dans l’oreille – non comme une question, pas même comme une proposition à confirmer – Patrick, il me semble que tu prends deux sucres, dis moi si je me trompe – mais comme une affirmation sans contestation possible. Non parce qu’elle émanait d’une personne autoritaire, au contraire, il y avait de la douceur dans sa voix. C’était plus que l’intonation d’une hôtesse attentive aux souhaits de ses invités, c’était...Isabelle repassait la phrase en boucle, attentive au ton, au phrasé, à l’articulation, tels que sa mémoire les avait conservés avec une fidélité d’appareil enregistreur. Soudain, cela la frappa : une voix qu’elle aurait pu avoir, elle, en s’adressant à Patrick. La voix de celle qui connaît parfaitement celui auquel elle s’adresse, puisqu’ils partagent depuis longtemps ce qui fait le fil des jours. Une voix de propriétaire...Le mot la troubla. Pourtant, oui, c’était de cet ordre-là... « Patrick, deux sucres »...Oui, c’est ainsi que Laura avait parlé : comme si elle avait mille fois servi un café à Patrick, comme si elle connaissait par cœur les habitudes de Patrick, celle-ci, sa façon de lâcher doucement les deux morceaux de sucre dans sa tasse, puis de touiller longtemps, au risque d’en laisser refroidir le contenu, et d’autres aussi. Laura connaissait Patrick, oui, bien plus intimement qu’Isabelle l’avait imaginé...Isabelle passa la nuit sans dormir, rejouant la scène de la veille dans sa tête, électrisée par son intuition, et de plus en plus certaine qu’elle avait raison.

Alors commença une période pénible durant laquelle elle fut incapable de penser à rien d’autre. Face à ses élèves, en corrigeant des copies, même en lisant un livre ou en regardant un film, elle était brusquement traversée par des images s’imposant à elle avec une précision cruelle. Laura et Patrick...Cette situation inattendue la laissait dans un état de sidération dont elle ne savait pas comment sortir. La relation qu’elle avait avec Patrick allait pour elle de soi, elle n’avait pas l’habitude d’y penser et de l’analyser, encore moins d’en parler avec lui. Interroger son mari lui paraissait impossible : un malaise irrémédiable s’installerait sans doute entre eux si ses questions étaient sans fondement, mais surtout elle pressentait que si Patrick niait, elle ne le croirait pas...A cause de cette phrase, « Patrick, deux sucres »...Elle était sûre de ne pas se tromper...Entendre son mari lui mentir serait une humiliation, qu’elle jugeait indigne de lui et surtout d’elle. Refusant de se transformer en épouse de vaudeville, elle repoussa l’idée de fouiller le téléphone et l’ordinateur de Patrick. Pourtant, elle voulait avant tout débusquer la vérité. Ce besoin obsédant surpassait même sa peine et sa colère. Des moyens plus subtils lui paraissaient moins sordides. Elle attendait que Patrick se trahisse, par un mot, un geste, une incohérence dans le récit de sa journée, le ton embarrassé avec lequel il justifierait un retard. Elle posait des questions qui lui semblaient anodines sur son travail, ses cours, ses étudiants, mais aussi les lieux parisiens qu’il avait fréquentés pendant son temps libre. Quand elle croisait Laura, elle lui posait les mêmes et s’évertuait à d’improbables recoupements. Elle guettait une trace de parfum sur les vêtements de son mari, un cheveu sur sa veste. Lorsque les deux couples se retrouvaient, toute son attention était aiguisée pour qu’aucun regard, aucune inflexion de voix, aucune de ces minuscules manifestations corporelles susceptibles de trahir un secret, ne lui échappassent. Elle rentrait de ces soirées épuisée et de mauvaise humeur. Elle se demandait parfois comment elle réagirait à la découverte d’une infidélité avérée de son mari, soupçonnait même qu’elle pourrait y trouver matière à se réjouir : la jouissance mauvaise d’avoir eu raison. Cela dura des mois. L’attitude de Patrick à son égard ne changeait pas, et son amitié pour Laura était restée intacte. Elle finit par se lasser de cet état de qui vive permanent, tenta de le repousser en arrière-plan de sa conscience, où il s’installa durablement et en sourdine. Rien ne semblait avoir changé dans le déroulement de leurs vies.

Des mois plus tard, rentrant chez elle en sortant du lycée, elle passa devant un café proche de la gare. Son œil perçut une image qu’elle n’enregistra pas immédiatement. Elle revint sur ses pas, scruta la salle à travers les baies vitrées : alors elle les vit. Ils étaient assis à une table au fond du café. Patrick tenait dans les siennes les mains de Laura, qui le regardait tendrement en hochant la tête. Patrick souriait, il avait l’air heureux. Isabelle les observait, fascinée. Puis elle reprit sa marche, pressant le pas. La preuve qu’elle avait longtemps traquée était sous ses yeux, mais le monde ne s’était pas écroulé, la ville autour d’elle n’avait pas changé, les mêmes arbres, les mêmes vitrines bordaient les rues qui menaient chez elle, aucun cataclysme n’avait brusquement bouleversé sa vie. Surtout, elle ne ressentait pas de tristesse, pas d’amertume, seulement une indifférence teintée de légèreté, qui ne l’étonna même pas : elle venait de comprendre que cet homme dont la trahison aurait dû l’anéantir, elle ne l’aimait plus.

1 commentaire:

  1. Du titre jusqu’à la dernière phrase, cette nouvelle multiplie les possibilités de lecture.
    Dans sa structure, le début et la fin se ressemblent : une soudaine constatation, inattendue, mais qui fait suite à un long processus souterrain.

    Isabelle, femme de Patrick, a un soudain moment d’énervement devant la perfection ménagère d’Isabelle, femme de Francis. C’est le premier petit craquèlement dans l’entente parfaite entre les quatre voisins, compatibles jusqu’à avoir Télérama sur la table basse du salon de chaque couple (ouvert, peut-on supposer, au programme d’Arte pour la soirée). Soit une compatibilité si complète que le lecteur se doutera que, pour en faire une histoire, elle devra être mise en cause.

    L’énervement déclenche ce qui sera le sujet principal : le doute sui s’accroche à la familiarité impliquée par l’intonation de Laura. Isabelle y discerne : « une voix qu’elle aurait pu avoir, elle, en s’adressant à Patrick ». Le développement du premier incident est lancé.

    Isabelle est-elle jalouse ? A priori, le lecteur le penserait, mais son attitude, son obsession, sont décrites plutôt comme une soif de savoir. Elle reste sur un qui vive éreintant.

    La jalousie, si c’est cela, est connue pour être ambivalente : il suffit d’ajouter « de » au mot « jaloux » pour soulever une autre possibilité. Isabelle serait-il jalouse de Patrick qui, lui, a l’heur de posséder Laura. Isabelle aimerait-elle être à sa place, et le tromper avec Isabelle ? La parfaite ménagère serait dans sa cuisine comme dans son lit.

    Le dénouement est aussi imprévu que le début, une découverte dans laquelle se culmine un long processus. L’infidélité est découverte, et Isabelle, au lieu d’être complètement abattue, se sent libérée. La surprise est totale.

    Il y a le texte. Il y a aussi le titre. Où est le leurre ? Qui leurre, qui est leurré ?
    Isabelle se leurre-t-elle dans son besoin pressant de savoir si le mari et la voisine la trompent ? La preuve de l’infidélité, au lieu de la détruire, la laisse libre de mener autrement sa vie. Elle s’est leurrée utilement pour arriver à la libération.

    Ou l’auteure leurre-t-elle le lecteur, qui croit avoir affaire aux rebondissements habituels d’un tel écrit, et qui se trouve face à une conclusion inattendue. Le leurre du titre serait-il par rapport aux conventions littéraires ?

    La nouvelle raconte une histoire, sans choisir entre les options. Le leurre constitue un exemple parfait d’un constat familier : chaque lecteur crée sa propre version d’un récit, selon ses expériences, ses envies, ses craintes… et son inconscient.

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