" pour moi une sorte de secret trop fragile pour être dit "Le tiroir à clef
Depuis ma mort j’ai tout le loisir de revenir sur la vie, d’y réfléchir, de tirer des conclusions, au lieu d’être englué dans l’immédiat et son époque.
C’était dans les années Trente. Ma fiancée Margaret et moi voulions partir en vacances. Nous embarquerions sur le bateau quotidien, passerions par la large brèche dans la soucoupe de montagnes autour de notre ville sévère et manufacturière, prendrions la mer et débarquerions pour une semaine sur la petite île balnéaire de Man, à mi-chemin des deux grandes, notre Irlande et leur Angleterre.
Il n’était pas pensable de partir seuls avant d’être mariés. Nous serions accompagnés par Carrie, la plus jeune sœur de Margaret. Elle serait notre chaperonne. Les deux sœurs partageraient une chambre dans la petite pension, moi j’aurais la mienne à côté. Même sans elle, nous n’aurions commis aucune indiscrétion. Nous avions appris à tenir la sexualité à distance. Nous nous marierions, nous aurions nos enfants, mais nous ne laisserions pas la volupté nous tourner la tête. Margaret, aux cheveux châtains qui menaçaient à tout moment de friser en s’échappant du chignon, ne savait même pas qu’elle était belle.
Carrie voyait les choses différemment. Elle n’en faisait qu’à sa tête, appréciait le regard des hommes, secouait sa longue chevelure rousse foncée, fumait avec des gestes exquis, consciente qu’elle plaisait.
Nous avons fait la connaissance d’autres vacanciers. Nous formions un groupe de couples, mariés ou sortant ensemble, et d’autres sans attaches, dont Carrie et un Anglais qui tournait autour d’elle. Il plaisantait constamment, des saillies parfois douteuses.
Quand nous étions seuls tous les trois, je dénigrais cet homme, son accent anglais, ses plaisanteries, ce que je nommais sa « vulgarité ». Carrie se taisait, faisant comme si elle n’écoutait pas, regardait ailleurs.
Un soir, sur la promenade du front de mer, l’Anglais a sorti son paquet de cigarettes. Nous avons été plusieurs à accepter. Carrie a mis la sienne entre ses lèvres, a regardé l’homme qui allait l’allumer. Elle a commencé à rire et, quand il a approché l’allumette, la cigarette était ballottée tant qu’il n’a pas pu l’allumer. Ils se regardaient. Le rire est devenu un fou rire. L’homme a jeté la première allumette et a gratté une autre, toujours sans pouvoir l’approcher de la bouche de Carrie, aux lèvres pincées pour tenir la cigarette. Elle a dû l’enlever pour rire à gorge déployée. Le groupe la regardait, en souriant mais conscient d’un comportement transgressif. Enfin calmée, Carrie a repris sa cigarette, que l’homme a allumée, et ni l’un ni l’autre n’a plus dit un mot, autre transgression. Moi aussi j’étais plus taciturne que d’habitude. Toute la nuit, tournant et me retournant rageusement dans mon lit, je revoyais la scène.
Le lendemain soir nous reprendrions le bateau. Carrie a voulu sortir seule après le petit déjeuner. Elle nous retrouverait au café. J’ai laissé Margaret sur un banc devant la mer, pour aller acheter des cigarettes.
Dans la rue, j’ai vu Carrie et l’Anglais sortir d’une bijouterie. Elle m’a vu, m’a fait un grand signe de la main, trop grand. Je suis parti retrouver Margaret.
Sur le bateau Margaret et Carrie se sont installées en bas, moi je suis monté sur le pont, tournant le dos au soleil couchant pour regarder l’île de Man s’éloigner derrière notre sillon. Carrie m’a rejoint. Elle fumait. « Je vous ai acheté un petit cadeau dans ce magasin ce matin, c’est pour cela que j’y étais. » C’était une cuiller pour la confiture ou le sucre, en simple métal chromé avec, soudé sur le manche, un petit chat noir émaillé, au derrière arrondi et sans queue, de la race native des Manx, sur son côté le symbole celte de l’île, un triskel avec trois jambes à la place des trois spirales bretonnes.
« Merci. » Quand elle est repartie, j’ai fait plusieurs tours du pont, d’humeur toujours plus noire. Appuyé sur le bastingage au dessus de la houle que fendait le bateau, j’ai pris la cuiller dans ma poche, des deux mains je l’ai tordue entre le manche et le cuilleron, et je l’ai jetée dans la mer. J’ai serré les dents, j’ai hurlé dans le silence de ma poitrine. Le bateau tenait la route vers la brèche dans les montagnes.
Margaret et moi nous nous marierions, nous aurions nos enfants. Seule la mort, qui me donne l’éternité pour ma quête de clarté, m’a laissé saisir le sens de mon geste furieux, le dépit qu’il a fallu enterrer vivant et pour la vie.
Carrie n’a plus parlé de son cadeau. De là où je suis (ou serais, si j’existais) je vois, au fond de la mer d’Irlande, la petite cuiller chromée avec le chat et les trois jambes qui courent, pour l’éternité aussi.
Martine Besset écrit :
RépondreSupprimerDans les histoires classiques, les jeunes amoureux placés bien malgré eux sous la surveillance d’un chaperon imaginent mille ruses pour échapper à son regard sévère et se retrouver seuls. Dans celle-ci, c’est le chaperon qui court le guilledou, alors que le jeune couple ne songe même pas à en profiter...
Ce pourrait être une comédie légère, où le lecteur s’amuserait de la niaiserie des jeunes gens, et du (relatif) dévergondage de celle qu’on a chargée de les surveiller. Mais l’histoire est racontée par celui qui fut le jeune homme, et qui maintenant, vieillard mort depuis longtemps, a tout le loisir de méditer sur le sens de sa vie. Alors, on ne plaisante plus : l’historiette inaugurait, en réalité, une vie ratée...
Dans l’Irlande corsetée et religieuse des années trente, la joie de vivre n’est pas à l’ordre du jour. On se conduit comme il faut, et, comme ses parents, on se marie puis on a des enfants. L’austérité de ce programme ne prévoit pas que le désir s’invite, que le corps exulte, que l’amour s’en mêle. Cela aurait un parfum d’interdit, pire, de péché, dont il faut écarter à tout prix la tentation pour faire son devoir.
Pourtant, ce jeune homme cuirassé de principes est plus ingénu que vertueux. Même en vacances avec sa dulcinée, il ne songe pas une seconde au moindre corps à corps, mais le spectacle de la chevelure rousse de Carrie, d’une cigarette coincée entre ses lèvres, d’un fou rire révélateur sans doute d’une « indiscrétion » qu’il n’a pas été capable de commettre, suscite chez lui un accès de « rage » : cette mauvaise humeur s’apparente plutôt à de la frustration, à la découverte qu’il désire Carrie mais pas Margaret, et que c’est pourtant avec Margaret qu’il passera sa vie, Margaret qu’il épousera, Margaret avec qui il aura des enfants (on n’ose pas demander combien...). La petite cuiller (cadeau destiné à acheter le silence du jeune homme sur la conduite de Carrie ?) vient marquer le moment où la sexualité, refoulée par une société et une éducation qui la tiennent fermement à l’écart, fait irruption dans la vie de celui qui croyait pouvoir l’ignorer. L’impensable a eu lieu : mais faute d’avoir pu assumer une radicale transgression, il a continué comme si de rien n’était. La petite cuiller qui aurait constitué un souvenir trop pénible, a été jetée dans les flots...Parions que « la chevelure rousse foncée » de Carrie, et ses lèvres serrées sur sa cigarette, ont plus d’une fois traversé sa mémoire dans les moments d’intimité avec Margaret !
Maintenant, il a toute l’éternité pour regretter.